Les rapports de Jacques Lacan à la philosophie (suite et fin)

De ses trois écrits fondateurs à l’ homme Moïse ainsi qu’à la Métapsychologie, Freud a sondé l’ Inconscient et ensuite élaboré le discours sur l’ Inconscient de 1895 à 1939.

Lacan a ensuite réalisé la véritable révolution copernicienne en identifiant les écrits de Freud à l’ Inconscient lui-même et en analysant les aléas de ces écrits comme ceux de l’ Inconscient. Il a donc appliqué la technique analytique aux écrits freudiens et par là en a extrait la structure fondamentale. Le savoir lacanien n’ est autre que la vérité du discours de Freud déployée analytiquement.

Cette lecture du dire freudien s’ opère au sein même du champ du langage et procède selon un changement radical de paradigme : le fondement du sujet n’ est plus son substrat biologique, autrement dit sa matière conçue au sens classique du terme, mais la parole elle-même dont la fonction n’ est, dès lors, définissable que dans le champ symbolique du langage. Du support biologique, on passe à la structure qui est, par essence, immatérielle.

Cette structure est analysée par Lacan du point de vue de la linguistique structurale,( partant de Saussure pour aboutir chez Jakobson et Lévy-Strauss), dont il désarticule l’ algorithme central Signifiant/Signifié pour ensuite le replier dans le Symbolique.
Structure qui, dans sa stance, n’ est plus une élaboration complexe émanant du soma mais un ensemble formé des immatérielles images acoustiques qui font émerger le sujet comme Signifiant et le concept comme Signifié. L’ Inconscient n’ est donc plus effet de la biologie mais du langage qui en est la condition. Il en va de même pour l’ Etre lui-même puisque, d’ un point de vue lacanien, il n’ y a d’ Etre que de langage.

Une telle révolution conceptuelle n’ est pas sans lourdes et essentielles conséquences. A-t-on bien mesuré ce que prétend cette phrase : “Il n’ y a d’ être que de langage” ? Je ne le pense pas. Depuis la disparition du maître en 1981, l’ objet ressuscite dans le champ d’ un réel fantasmé… Or, affirmer que l’ Etre des étants n’ est que de langage, c’ est soutenir radicalement que les étants sont précédés ontologiquement par le langage qui les cause (sans jeu de mots !).

Freud est un moderne, il est cartésien. La fameuse affirmation “Cogito ergo sum” est totalement fondée sur une révocation. Révocation colossale du monde et des sujets. Révocation par le doute systémique, un doute maximal et hyperbolique qui prétend comme illusoire tout ce qu’ il peut faire vaciller. Le Cogito se fonde d’ un doute universel dont le point de butée final est sa pensée elle-même débouchant sur un “Je” qui est. Un “Je” qui est parce que pensant ce doute : “Je doute donc je suis”.

Cette béance du doute inaugurée dans les célèbres “Méditations métaphysiques” pose le “Je” sur le doute et non plus sur la certitude de la philosophie réaliste. La conscience est posée sur une béance, prélude à la pose de celle-ci sur la béance de l’ Inconscient par un mécanisme d’ inversion paradoxale : le doute sait qu’ il ne sait pas alors que l’ Inconscient ne sait pas qu’ il sait.

Lacan est un disciple de Berkeley en ce sens que son postulat de la primauté principielle du langage comme fondement de l’ Etre met en faillite les conceptions réalistes de l’ objet, de l’ espace et du temps. Ces entités dites “physiques” sont privées, du fait même de ce postulat structural, de toute autonomie externe au sujet. Chez Lacan, le doute n’ est plus refondateur d’ une réalité épurée de ses illusoires accidents mais définitivement déconstructeur et liquidateur de tout monde objectif autonome et matériel qui précéderait le sujet car, n’ est-ce pas, il faut le redire : il n’ y a d’ Etre que de langage. C’ est ce que Lacan rappelle très bien dans le livre XI de son Séminaire(1964) lorsqu’ il attire notre attention sur le fait que l’ objectivité scientifique, ultime résidu post-moderne du réalisme antique aristotélicien, n’ existe pas. La science n’ est qu’ un dire, elle est parlée, elle n’ est que langage : elle n’ a donc, en son système propre de représentation du monde, qu’ imaginaire. Elle est un voile jeté sur la béance du Réel, elle est fantasme explicatif émergeant du Symbolique. La science est une organisation particulière du Symbolique, une autre forme de littérature dont les règles grammaticales dérivent du langage mathématique a contrario de la poésie dont les règles d’ écriture couvrent la grammaire du jeu des métaphores.

Il fallait donc terminer le commentaire de Freud d’ un point de vue littéraire en le lisant comme un discours inconscient pour passer ensuite, à l’ instar de Descartes, à sa géométrisation. Voilà toute la raison de la topologie.

Ainsi, comme Descartes qui, après avoir élaboré la littérature de ses Méditations, géométrise l’ étendue, Lacan va, après avoir discouru sur Freud, géométriser la seule étendue qui soit de structure : les instances de la psyché dérivées de la seconde topique freudienne. En ce sens, Lacan corrige et dépasse Descartes en résolvant l’ aporie du dualisme formé par l’ âme et l’ étendue en posant que seule existe l’ unique structure qui n’ est pas étendue au sens physique du terme. L’ âme va dès lors engendrer la réalité à partir du rapport qu’ elle entretient paradoxalement avec un Réel qui s’ est dérobé. Géométrisation de l’ âme entendue comme une structure soit un champ au Symbolique qui est l’ Etre constitué par le langage. C’ est la fin de l’ étendue moderne.

Descartes effectue la synthèse entre l’ algèbre et la géométrie dépassant ainsi la science des Grecs. Il donne naissance à la géométrie analytique. Lacan développe une esquisse d’ algèbre et une esquisse de géométrie : ce sont respectivement les mathèmes et la topologie. Il n’ eut pas le temps d’ en terminer la formalisation du fait de sa disparition.

La poursuite du travail de recherche psychanalytique ne doit donc pas s’ élaborer sur une perpétuelle glose des oeuvres de Freud car cela procède d’ un enfumage des oeuvres de Lacan. Lacan est LE commentateur de Freud. Le seul.

Il s’ agirait plutôt, dans un premier temps, de poursuivre là où Lacan s’ est, malgré lui, interrompu.

C’ est-à-dire que, dans un premier temps, nous devons poursuivre l’ écriture et l’ élaboration des mathèmes et en faire un véritable système algébrique cohérent. Ensuite, il faut s’ atteler au développement du travail topologique dans la foulée du Séminaire intitulé “La topologie et le temps” de 1979, où l’ on doit noter, au passage, les brillantes interventions du très regretté Alain Didier Weill. Et finalement, il faudra effectuer, à la manière de Descartes, la synthèse entre les mathèmes et la topologie créant ainsi une topologie mathémologique (néologisme que j’ introduis volontairement) qui sera métaphore de la géométrie analytique.

Ce travail devra s’ élaborer au sein d’ un couloir paradigmatique strict et borné par les deux préalables suivant :

1) Tout découle d’ une analyse fine du Cogito cartésien mais il faut l’ expurger de son erreur qu’ est la conception afférente de l’ étendue car il n’ existe que la structure.

2) La thèse de l’ immatérialisme berkeleysien doit être réexaminée quant à son recours à Dieu afin de fonder les idées. Il faut expurger cette remarquable thèse de son revers théologique.

Ce sont ces deux préalables qui vont constituer les deux colonnes de l’ édifice conceptuel de la topologie mathémologique. de ces deux colonnes émergent trois points :

1) Le Cogito cartésien fonde la deuxième topique freudienne (dont le Conscient évoluera du Moi au “Je” chez Lacan). L’ étendue n’ existe pas et le recours à un agent externe pour fonder in fine la certitude du monde et des idées est une illusion, un biais hérité d’ un réalisme thomiste dont Descartes ne s’ est pas, à son corps défendant, totalement débarrassé.

2) L’ immatérialisme de Berkeley trouve sa pertinence dans la déconstruction qu’ il fait de l’ espace, du temps et des objets. Cependant, son recours à Dieu souffre du même biais conceptuel que celui de Descartes afin, ici, de fonder les idées de la réalité.

3) L’ inachevée topologie lacanienne se sert de représentations issues de la géométrie comme on se sert de métaphores et non comme de fondements objectifs décrivant la deuxième topique. Ces représentations géométriques sont des concepts opératoires de la structure et non des entités réelles. Le seul objet réel est un trou, un non-exister, dont l’ horizon, le bord, définit le lieu de l’ évanouissement du Sujet. Ce que Lacan nomme la Jouissance qui est l’ ultime voile jeté sur le Réel qui clôt le champ de la réalité.

La topologie lacanienne est une perlaboration de la seconde topique freudienne au sens cartésien du terme. La géométrisation de l’ étendue à laquelle procède Descartes connaît un point de butée : l’ âme. Ce point de butée n’ est point une métaphore car il consiste en une substance non étendue : un point. Et toute la géométrie du chevalier français, fût-elle analytique, s’ épuise en ce point. Nulle métrique de l’ âme chez lui.

Lacan inverse le processus cartésien en fondant l’ âme (c’ est-à-dire le système des instances psychiques) sur l’ étendue. Mais il s’ agit d’ une étendue métaphorique : celle de la topologie où la métrique, justement, n’ existe pas. Topologie non d’ un espace à n dimensions mais plutôt topologie de la structure qui est la seule réalité. Lacan fait là de l’ étendue cartésienne une illusion à l’ instar de Berkeley. Et, finalement, étant seule réalité, la structure connait, elle aussi, un point de butée, une singularité qui lui échappe et qu’ elle masque : le Réel.

La structure, en tant que masque du Réel comme réalité, se voit fantasmée topologiquement comme représentation des rapports qui lient les Signifiants dans le Symbolique. La topologie est donc la part d’ Imaginaire du Symbolique mathématisé. C’ est ainsi que la topologie peut rencontrer l’ Inconscient qui, au dire même de Lacan, ex-iste de la structure soit du langage.

Si l’ âme n’ était pas géométrisable chez Descartes fût-ce au prix d’ une grande passion, c’ est ici la part réelle de l’ objet a qui n’ est pas intégrable à la topologie chez Lacan, fût-ce au prix d’ une grande jouissance. Si l’ Inconscient ne résiste pas dans la cure mais bien plutôt le Moi ne voulant céder spéculairement à la réalité du “Je”, c’ est le Réel qui, de l’ autre côté du miroir, ne veut en aucune manière céder à l’ Imaginaire d’ une géométrisation. Sublime inversion où, d’ un Descartes à un Lacan, le Réel se substitue à l’ âme comme béance.

La géométrie cartésienne est fondée sur la décision d’ identifier le vrai à l’ évident. Cette adéquation est à l’ origine de la science. Freud, lui, identifie le vrai à l’ étrange et par là fonde la psychanalyse. La topique freudienne doit donc porter en elle la trace de l’ axiome originaire de la psychanalyse : une part d’ étrangeté. Cette étrangeté s’ est fidèlement transmise à la topologie lacanienne. Le nouage entre la vérité géométrique et celle de la topologie se joue dans cette perspective où l’ évidence et l’ étrangeté mènent au vrai. Le point d’ intersection entre l’ évident et l’ étrange, entre la science et la psychanalyse est la lettre en tant qu’ elle participe comme dépôt et support de la seule vérité simultanément étrange et évidente : la structure soit le Symbolique. Cette lettre sera mathème ou élément du Symbolique préexistant à l’ Imaginaire topologique échouant à l’ horizon qui borne le Réel. Le mathème démonte la littérature, la poétique et le discours de l’ Inconscient qui n’ existe que parce qu’ il se fonde d’ un socle qu’ est la structure. L’ Inconscient n’ est qu’ une organisation particulière au coeur de la structure : hors d’ elle, il n’ y a rien. A la manière parménidienne, nous dirions : “La structure est et la non-structure n’ est pas.”

Que faire alors du noeud borroméen ? N’ y voit-on pas un débordement hors du Symbolique incarnés par les deux cercles de l’ Imaginaire et du Réel ? Quel statut leur donner si l’ on postule que rien n’ est hors langage ?

Cette difficulté se lève du fait même des lois de la topologie : le Réel, comme point de butée de la structure se décline comme son bord, il n’ est donc point hors d’ elle. Le Réel signifie la limite de la structure, son horizon. Si la structure était représentée comme une sphère, nous dirions que le Réel en serait la surface.

Quant à l’ Imaginaire, qu’ est-il sinon une réflexion du Symbolique sur lui-même ? Par nature, une image n’ a aucune consistance. L’ Imaginaire est l’ application d’ une bijection sur un seul ensemble. L’ aporie est levée. C’ est Descartes qui nous livre, à son insu, une solution relative à la question de l’ Imaginaire : de son “Je pense”, il extrapole par un “donc” son “Je suis” assimilant ainsi l’ Etre à la pensée. S’ il est vrai que l’ Inconscient ne pense pas, il fonctionne néanmoins, c’ est là sa part d’ automaton. Le “Je pense”, au regard de l’ Inconscient, n’ est qu’ un fragment d’ un tout qui extrapole un Moi en son “je suis”. Ce “donc je suis” est trahison de l’ Imaginaire. Ce “je pense” n’ est qu’ un morceau du Symbolique articulé en Signifiants et qui, se réverbérant devient signifié en “Je suis”. Ce “je suis” ,qui s’ appuie sur la prétention hyperbolique d’ un “donc”, n’ est autre que le reflet spéculaire d’ un “je pense”. L’ Imaginaire n’ est que le reflet de la structure, son idole au sens étymologique grec du terme, son “Moi”.

Donc, rien en dehors de la structure, et le noeud borroméen ne décrit que le champ subjectif des illusions du moi.

Le but de l’ analyse est de détruire le “donc” de Descartes.