C’est en épigraphe à sa thèse doctorale (élaborée sur une lecture de la “Psychopathologie générale” de Karl Jaspers écrite en 1913) que Lacan, en 1932, cite son philosophe favori du Grand Siècle : le génial Baruch Spinoza. Si la fin de la vie de Lacan est toute empreinte de topologie, ne peut-on y voir un retour à une conception toute spinozienne sur le mode du “more geometrico” ?
La lecture d’Alexandre Koyré (1882-1964) lui fera découvrir à travers le Cogito cartésien le sujet de la science.
En 1934, il assiste au Séminaire d’Alexandre Kojève relatif à la “Phénoménologie de l’Esprit” (1807) de Hegel. Une influence de Martin Heidegger (1889-1976) transpirant de la lecture kojévienne de Hegel.
À partir de ces influences multiples allant du XVIIème au XXème siècle, Lacan revisite et refonde plusieurs concepts au début des années 1950 :
– Le désir : du désir comme conscience de soi chez Hegel, Lacan passe au désir du désir de l’Autre.
– La négation : Toute hégélienne, elle est l’essence de l’antithèse mais devient chez Lacan un acte fondateur du Symbolique. Le symbole étant l’éternisation du désir du sujet, il devient négation et meurtre de la chose.
– La vérité : le langage n’étant que représentation, le sujet n’y rencontre que son manque d’être. En effet, le langage est dans la radicale incapacité de rejoindre la chose dans sa vérité “toute” car il n’est pas la chose mais une image acoustique de celle-ci. Il est dès lors impossible de dire le vrai sur quelque chose qui échappe. Il s’ensuit que la “méprise” en dit plus sur ce qui est visé que ce qui est dit.
– Une relecture du Cogito cartésien : quittant Hegel et Heidegger, soit l’ontologie du Logos, Lacan embrasse le logico-positivisme d’un Wittgenstein qui soutient qu’il n’y a point de métalangage. La métaphysique s’en trouve niée et le sujet n’est plus que celui de la science. Réinterprétant le “Cogito ergo sum” à la lumière de l’algorithme saussurien, Lacan ramène la division Signifiant/Signifié dans la structure même du langage et par conséquent du sujet puisqu’il n’y a d’être que de langage :”Je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas”. C’est là le Sujet divisé de l’Inconscient : “Je pense où l’Inconscient n’est pas donc l’Inconscient est où je ne pense pas.”
Pour Spinoza (1632-1677), il n’existe qu’une seule substance : la substance infinie qui est Dieu. Cette substance infinie est douée d’une infinité d’attributs infinis, l’attribut étant l’essence de la substance. Par exemple, la pensée est l’essence de l’âme et l’étendue l’essence de la matière comme chez Descartes. Mais, tandis que pour Descartes, pensée et étendue sont des attributs de deux substances créées et finies, l’âme et le corps, elles sont, chez Spinoza, deux attributs infinis de la même et seule substance infinie. C’est pourtant à Descartes que Spinoza emprunte l’idée de l’infinité de l’étendue ; quant à l’infinité de la pensée, celle-ci est héritée du néoplatonisme.
Pensée et étendue sont les deux seuls attributs que nous connaissons de l’infinité des attributs divins. Chacun de ces attributs jouit d’une infinité de modes d’exister qui sont, pour l’étendue, les corps, et, pour la pensée, les idées ou les âmes : ce qu’on appelle à tort les créatures ne sont que les modes finis des attributs infinis de Dieu. On voit l’influence de Spinoza sur Lacan qui considère le sujet parlant de l’Inconscient comme une modalité finie des combinaisons infinies de Signifiants du Symbolique.
Ainsi toute chose découle directement de Dieu avec la même nécessité qu’il découle de la définition du triangle que ses trois angles internes sont égaux à deux droits en géométrie euclidienne.
Tout devient alors radicalement intelligible et l’infinité de la nature est vraiment pensée non pas dans l’infinité de ses produits mais de la seule manière dont une infinité puisse être pensée : dans son rythme producteur. L’idée de Dieu est une idée adéquate et la plus féconde qui puisse être puisque, en la pensant, nous verrons découler d’elle, dans notre représentation, l’infinité qu’elle cause.
La loi intellectuelle selon laquelle les idées découlent de la pensée est la même que celle selon laquelle les corps découlent de l’étendue : l’ordre et la connexion des idées sont les même que l’ordre et la connexion des choses.
Les idées de création, de libre arbitre, de cause finale, de bien ou de mal existent certes mais ne trouvent aucune réalité concrète en dehors de leur existence. De nouveau, on repère ce principe chez Lacan lorsqu’il considère le déterminisme inconscient en fidélité à l’héritage freudien.
Selon Spinoza, le corps subit l’action de l’infinie production de l’ univers, l’ âme également sous forme de passions, de désir, de joie ou de tristesse dont elle ignore la cause ; l’âme se croit indépendante et libre parce qu’elle ignore les causes qui la font agir, elle est comme une conclusion détachée de ses prémisses à l’instar de la liberté illusoire du sujet parlant dont les propos sont production de l’organisation topique selon Lacan.
Le bien et le mal de l’âme sont définis par son désir, par l’effort qu’elle fait pour persister dans son être. C’est là l’état commun de l’humanité : un état de servitude qui donne lieu à tous les conflits entre les hommes : c’est la connaissance spinozienne du premier genre.
Cette connaissance du premier genre ne donne en elle-même aucun désir d’accéder à une connaissance supérieure : ce désir, qui doit avoir une initiative complètement étrangère à la sensation, part des idées adéquates qui se trouvent en l’âme telles que les idées de Dieu et de ses attributs. L’ensemble de ces idées et de tout ce qui en résulte est la raison ou connaissance du second genre : elle est non seulement au principe du savoir mais aussi au principe de la société humaine fondée sur un accord raisonnable qui apaise le conflit.
La raison, en nous montrant la nécessité divine de toutes choses, substitue aux idées inadéquates que sont nos affections de joie et de tristesse, des idées adéquates, puisque nous en connaissons les causes, et elle les transforme de passions qu’elles sont en actions. Comme les stoïciens antiques, Spinoza met la liberté dans cette connaissance de la nécessité rationnelle. L’acte psychanalytique plaçant la liberté également dans une connaissance : celle qui nous permet de remonter aux ressorts inconscients de nos passions.
Mais, plus haut que cette connaissance, il place la connaissance du troisième genre qui continue et achève la raison : c’est la connaissance de nous-même, en tant que notre essence, dans sa singularité, découle nécessairement de Dieu dont nous sommes une modalité finie de l’infinité des attributs infinis. Par là, nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels et nous arrivons à l’amour intellectuel de Dieu et à la souveraine béatitude.
Triple topique spinozienne donc !
Des passions, désirs, joies et tristesses, le sujet ignore la cause. De cette méconnaissance advient le faux sentiment de liberté. Voilà le sujet divisé de l’Inconscient si cher à Lacan, voilà le Symbolique.
La rationalité de la science vient saisir ce qui, de nos passions, nous illusionne. C’est le discours, le lien social qui apaise les tensions. Le lieu même de ce Moi que Lacan remettra en cause pour faire advenir le Je. Voilà l’Imaginaire.
L’ultime connaissance, par-delà le discours de la science, est la connaissance de nous-même comme modalité finie. Voilà le Réel.

Alexandre