Éric-Emmanuel Schmitt surprend à nouveau. Après « sa Nuit de feu » ayant révélé une expérience mystique dans le désert du Hoggar, il nous propose ici un pèlerinage en Terre sainte, commandité par le Vatican lui-même, pour ne pas dire le pape François, dont on lira avec surprise la postface en fin de texte. Le défi de Jérusalem n’est donc pas un roman, mais un carnet de voyage, dont le but est de parler du Christ concret, car l’auteur tentera d’en saisir l’incarnation au détour de tous les lieux et évènements qui ont habité la vie de Jésus.
Alors oui, il les visite, ces lieux, tout en ayant la précaution de ne pas confondre la lettre de l’esprit, qu’un site réputé emblématique d’un évènement important dans la vie de Jésus ne fasse pas l’objet d’une dévotion fétichiste, qu’il s’agit, ici, d’entendre et de vivre l’esprit des Evangiles au détour de lac de Tibériade, des murs de Jérusalem, ou du site de la nativité à Bethléem. De prime abord, notre auteur n’aime pas Jérusalem ; cette ville arrogante qui n’a eu de cesse de se dresser contre l’extérieur et que Jésus craignait, lui qui vivait dans une ambiance pastorale plus douce entre Nazareth et Capharnaüm ; ville violente ayant été le joyau de nombre de couronnes impériales ; ville-défi, dont les couches successives au cours des âges nous font perdre la racine de son édification ; ville martyre, car lieu de querelles et de guerres incessantes entre une communauté palestinienne dont le point de vue et l’argument ont autant de valeur que ceux de la communauté juive, mais totalement et irrémédiablement irréconciliables entre eux. A moins, évidemment, que des hommes de bonne volonté mettent de la nuance entre ces points de vue irréconciliables pour une ébauche de discours œuvrant pour la paix. Mais on en est très loin. Quand bien même cette ville est dans un premier temps repoussante pour Éric-Emmanuel, il finira par dire d’elle « qu’il n’a pas traversé Jérusalem, mais que c’est Jérusalem qui l’a traversé ».
Notre écrivain philosophe nous a habitué à tramer un chemin spirituel dans le tissu de ses textes (la Part de l’Autre, l’Evangile selon Pilate, etc.) et nous lui connaissons une plume qui met en lumière des idées (spirituelles ou non) au travers de la fiction, ici, il s’agit d’un témoignage. Il est courageux, de nos jours, de témoigner de sa foi chrétienne (elle n’a pas bonne presse étant donné l’histoire sanglante de l’Eglise et les scandales récents qui l’ont secouée), qui plus est d’un intellectuel qui a appliqué toute sa vie le doute méthodique d’un cartésien chevronné, éduqué au biberon de la pensée parisienne posant toujours-déjà un soupçon voltairien à l’endroit de tout crédo religieux.
Non, Schmitt exprime sans fard et avec force une expérience incompréhensible (révélation ?) : disons-le, celle de la rencontre avec Jésus. Non pas un Christ abstrait, qui fait l’objet de prières sempiternelles, ni un Jésus vaporeux dont la consistance est celle du nuage, mais celle d’un homme-Dieu viril, dont la présence charnelle est ressentie comme très concrète et où l’amour se donne dans une tautologie : « pourquoi moi, pourquoi tant d’amour ? Et la réponse fuse : « par amour ».
Ce moment est radical, la surprise est totale car l’auteur, juste avant l’évènement, était profondément exaspéré par cette foule de bigots qui s’amasse aux abords du Sépulcre. On pourrait dire qu’à l’endroit où Jésus signa par l’absence de son corps son départ (le Sépulcre), Éric-Emmanuel le retrouve plus que vivant et charnel. Là, est la seconde surprise. On parle bien de Résurrection et non d’une déclinaison foireuse de la réincarnation, ou de l’apparition d’un Christ qui se manifeste d’un buisson ardent ou encore d’une volute de fumée qui serait son anima. Non. La présence serait-elle celle du Corps glorieux ? Celui dont St Thomas a touché les plaies ? Celui qui a mangé du pain et du poisson devant ses disciples incrédules, avant de disparaître ? Notre auteur ne répondra pas par pudeur à des questions aussi redoutables, évidemment, mais quand on lit un peu entre les lignes on entend là le crédo chrétien qui reconnait dans le corps du Christ autant sa dimension charnelle (un corps qui a disparu du Sépulcre et vu pour la première fois par Marie-Magdalena) et un corps spirituel (qui apparait et disparaît).
Je suis resté troublé pendant plusieurs jours à la suite de cette lecture. Evidemment, après-coup (c’est toujours d’ailleurs dans l’après-coup d’un tel évènement que le doute s’immisce, y compris sans doute pour l’auteur lui-même), le doute peut s’installer. Mais comme il s’agit d’un témoignage et non d’une profession de foi, le don que nous fait Éric-Emmanuel est finalement une preuve de générosité. Il ne veut surtout pas convaincre.
Et puis il y a un détail. C’est ce qui précède l’évènement : « pas çà, pas ça ! », s’écrie-t-il dans un moment de terreur. Là, on se dit qu’il y a quelque chose d’authentique : lorsque l’on passe de l’autre côté du miroir, que quelqu’un, finalement, déchire le voile d’ignorance (et de vérité), c’est forcément la terreur qui saisit. Krichna Mûrti ne nous dit-il pas que l’on marche comme des crabes, à reculons, pour se dérober de l’horizon mortel de notre vie et ne ressasser que ce que nous connaissons du passé, car c’est ainsi que la peur est ouvrière ? Éric-Emmanuel Schmitt nous dit-il que lorsque nous ne détournons pas le regard c’est un visage aimant que nous rencontrons ?
Beaucoup de chose à dire et à commenter. Je ne suis pas totalement d’accord avec l’auteur sur ce qu’il dit de Saint Luc et de l’Annonciation, la lecture qu’en fait Dolto dans Les Evangiles au risque de la psychanalyse, a pour moi été plus éclairante. Mais le regard, limpide, que nous offre l’écrivain de La part de l’Autre, sur ses pérégrinations, est pour le lecteur attentif un véritable enchantement.
Et puis il y a la postface de François… Je ne vais pas la « spoiler », comme on dit aujourd’hui.
A lire et à relire.

Jean Noël