Nietzsche nous a habitué dans Par-delà le Bien et le Mal autant que dans sa Généalogie de la Morale à ne jamais se contenter d’une lecture première des valeurs que nous arborons avec fierté, comme si elles étaient constitutives de notre identité et de la valeur assignée à notre personne. Le penseur déplie tout cela pour montrer qu’en réalité, ces valeurs sont souvent le fruit d’une histoire qui se trame dans une lutte de pouvoirs. Il en fait la généalogie : d’où viennent ces valeurs, quelle en est la hiérarchie, pourquoi certaines de ces valeurs expriment aujourd’hui exactement le contraire de ce qu’elles exprimaient préalablement ? Etc. C’est en cela que son diagnostic est absolument sans complaisance, qu’il nous affirme tout de go que ces valeurs qui font aujourd’hui l’orgueil de la plupart de nos contemporains ne sont en réalité que des « anti-valeurs » posées réactivement contre des valeurs de l’antique noblesse (celle des Grecs, en l’occurrence).
« L’homme noble possède le sentiment intime qu’il a le droit de déterminer la valeur, il n’a pas besoin de ratification. Il décide que ce qui lui est dommageable est dommageable en soi, il sait que si les choses sont mises en honneur, c’est lui qui leur prête cet honneur, il est créateur de valeurs. Tout ce qu’il trouve sur sa propre personne, il l’honore. Une telle morale est la glorification de soi-même. Au premier plan se trouve le sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut déborder, le bonheur de la grande tension, la conscience d’une richesse qui voudrait donner et répandre. L’homme noble, lui aussi, vient en aide aux malheureux, non pas ou presque pas par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de force. » (Par-delà le bien et le mal, F. Nietzsche).
Que l’on ne s’y trompe pas, la noblesse, dans la bouche de notre penseur, n’est ni relative à une caste sociale ni relative à un pouvoir supposé dont il aurait l’usage. La noblesse, ici, est celle de celui qui est tout affirmation de soi, volonté de puissance. Non pas volonté de la puissance, comme si celle-ci était un objet dont on pourrait se saisir, mais il convient davantage d’entendre dans la volonté de puissance la puissance même de la volonté ; quelque chose qui ne cherche ni l’utilité, ni la reconnaissance et encore moins l’autorisation. Cela s’autorise d’elle-même, est pleinement affirmation de soi. Le noble, en quelque sorte, est un arbre puissant produisant de nombreux fruits dont la plupart de ceux-ci sont consommés par plus pauvres que lui, mais il ne produit pas le fruit pour le pauvre parce qu’il jugerait la chose utile, il le produit parce que c’est sa nature de le faire, il ne jouit que de l’épanouissement de sa nature profonde.
Le noble fait forcément peur, il bouscule l’ordre social, car cet ordre vient forcément le contredire dans son affirmation, les valeurs qu’il brigue ne sont pas des valeurs avec lesquelles il négocie, il les crée car elles sont bonnes dans l’affirmation de sa singularité. En aucune manière il va endosser l’ordre moral imposé si celui-ci contrarie voire interdit un tel épanouissement, il va le détruire ou le transformer, en faire du matériau pour l’érection de nouveaux autels et de nouvelles lois.
A l’heure du tout équitable et du tout égalitaire, il va sans dire que marquer l’horizon nietzschéen de l’être humain par le surhomme comme pleine affirmation de lui-même et créateur de nouvelles valeurs est plutôt inactuel (pour reprendre le titre de ses considérations.). Aujourd’hui, on en serait plutôt à « coupez-moi ces têtes qui dépassent » ! Or, Nietzsche pourfend les prédicateurs de mort, ceux-là mêmes « toujours-déjà » jaloux de ce qui les déborde, de ce qui est plus beau, plus grand, plus fort, et qui, en réaction, produisent des anti-valeurs comme celle de la pitié, de la compassion, de l’humilité, générées par la honte de soi et surtout par le désir de vengeance. Tout cela ne sont que des réactions à ce que l’on ne pourra jamais être : fort, dur, orgueilleux et opiniâtre et surtout indifférent au consentement d’autrui. En définitive, le nihilisme fait son œuvre, à force de faire honte aux créateurs, nous assistons à la victoire des esclaves, la noblesse elle-même se corrompt jusqu’à demander l’autorisation d’exister et donc en fait d’être esclave elle-même. Notez que le noble, le fort, pour Nietzsche, n’a strictement rien à voir avec la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, le maître hégélien n’a encore que trop besoin de l’esclave pour s’assurer de sa position de maître dans un jeu de miroir qui le valorise, et l’esclave, finalement, est bien trop pressé d’obéir au maître dans sa servitude volontaire comme pour trouver une raison d’exister. L’esclave a en effet toujours besoin d’une raison d’exister sans jamais prendre l’existence comme une grâce. Il a tellement besoin d’être utile !
Le maître, pour Nietzsche, déploie toute son énergie pour être d’abord maître de lui-même en se laissant surprendre, paradoxalement, par lui-même dans une créativité surabondante. L’esclave, chez Nietzsche, a peur, il est terrorisé par la vie, car celle-ci ne l’a rendu ni suffisamment fort pour s’affirmer ni rendu suffisamment courageux pour affronter. Il se montre alors conciliant, doux, sage et prône des valeurs qui rendent tout égal et terne. L’esclave a besoin du maître pour se trouver un adversaire, mais jamais il ne l’affronte directement. La haine de l’esclave ne sera même pas perçue par le maître, ce dernier passe à côté de lui, indifférent, l’esclave ayant tellement honte d’exister que son existence ne se remarque pas.
Tout cela repose, selon moi, sur une intuition profonde. En réalité, ne devrait-on pas voir dans la volonté de puissance ce que Freud et plus avant Lacan appellent l’inconscient qui n’a de cesse que de vouloir se débarrasser de la chape de plomb surmoïque qui courbe le dos et accable l’homme ? C’est une thèse, que je ne vais pas ici essayer de la défendre.
En tout état de cause, Nietzsche nous fait entrevoir une autre manière de lire la noblesse : ce qui insiste à présent c’est la question : qu’est-ce qu’être noble aujourd’hui ?
Il est difficile de faire une description de ce que pourrait être la noblesse aujourd’hui dans une acception exclusivement nietzschéenne, les temps ont tellement changés, non seulement par rapport à ceux de la noblesse antique faisant l’admiration de notre penseur, mais également par rapport aux temps de Nietzsche lui-même, dont le propos peut choquer de par sa vigueur toute allemande mais aussi de la critique qu’il fait de la démocratie quand elle est prise dans son acception exclusivement égalitaire.
De l’égalité, parlons-en. La triangulation heureuse qu’en a fait la République française m’apparaît d’une pertinence parfaite : l’égalité ne peut faire l’économie de la fraternité et de la liberté. Pour reprendre un exemple précis élaboré dans mon texte précédent (Où en sont les femmes ?), je disais que l’égalité de droit entre les sexes devait se traduire par une égalité de fait, c’est-à-dire que l’inégalité de fait existant entre l’homme et la femme n’implique pas une inégalité de droit, car le droit intime à l’homme de respecter le corps de la femme dans les faits, en vertu même de cette législation. C’est la base même de la civilisation : ce n’est pas la brutalité qui commande.
Est-ce à dire que l’homme doit être « comme une femme », ou la femme « comme un homme » ? Bien sûr que non, l’égalité de droit n’implique pas de corriger la nature des faits, mais bien de légiférer pour que la coexistence pacifique entre les corps puisse s’élaborer. Autrement dit, l’égalité dans ce cadre de figure très précis n’implique pas un égalitarisme.
Et la noblesse, là-dedans ? C’est en autre l’élégance d’un homme qui n’a pas peur de sa virilité et de toutes les manifestations que cela recèle tout en étant courtois et délicats vis-à-vis de son alter égo féminin, car il sait que par cette courtoisie et ce respect, elle pourra manifester toute sa singularité de femme dans l’éventail de ses manifestations. C’est là, et très exactement là que nous faisons un pas de plus que Nietzsche. Une société démocratique et égalitaire n’implique pas un effacement des différences, mais bien plutôt la condition de possibilité même que ces différences puissent se manifester.
Plutôt que de partir dans une définition prescriptive, prenons la noblesse pour ce qu’elle n’est pas. La noblesse n’a rien à voir avec la jalousie, mais bien plutôt avec l’émulation, car l’émulation consiste à travailler de concert avec autrui pour que l’on puisse, paradoxalement, produire individuellement le meilleur de nous-mêmes.
La jalousie dénature, déprécie ce qui fait l’objet d’une convoitise… La femme ou l’homme nobles passent à côté d’elle dans un souverain mépris car ils craignent d’être affectés dans leur désir par le doute qu’insidieusement injecte l’âme perfide et envieuse. En cela, oui, la noblesse consiste à garder une distance respectueuse, tant pour ne pas se laisser happer par les interpellations jalouses que pour gagner son quant-à-soi propice à se ressourcer.
Mais la noblesse est aussi généreuse, elle incite ceux qui s’y tiennent d’en faire la fête, trop heureux de se retrouver entre pairs pour se réjouir de la différence de chacun, fusse-t-elle étrange ou étonnante, monstrueuse ou sublime, pour à son tour jouir de sa singularité. Oui, la noblesse va de pair avec la fraternité, qui fait dire à Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » : « l’homme et la femme voilà comment je les veux (…), qu’une seule journée ne soit accompagnée d’un pas de danse, qu’une seule vérité ne soit accompagnée d’un éclat de rire ».

Jean Noël