Édito - La joie

Il ne s’agit pas du bonheur, ou encore du souverain bien qu’Emmanuel Kant décrivait comme le bonheur à hauteur de la justice, c’est-à-dire un bonheur qui vient par surcroît d’une action juste, ou encore d’un bonheur qui peut faire l’objet de l’espérance d’un juste qui ne le connaît pas encore… Non, je parle de joie, de celle-là même, toute spirituelle, qui fait sourire, rire, chanter, danser quelles que soient les circonstances, une flamme qui paraît éternelle, légère, inaliénable, relative au simple fait d’être vivant… Et être vivant cela ferait sourire ?

Qu’en est-il de cette joie dans un monde triste ? Triste comme la mort, la mort partout: nous vivons sur un empilement de cadavres accumulé de générations en générations au cours des siècles, nous vivons dans les rues de Bruxelles où la misère extrême nous saisit à la gorge quand on marche à côté de corps endormis ou enivrés roulés dans des couvertures crasseuses se protégeant du froid dans un sommeil de désolation, quand les bombes de Poutine meurtrissent un peuple et des innocents, quand des proches et des lointains meurent parfois dans des circonstances atroces, quand Thanatos abat sa lame sans discrimination, quand des super riches travaillent obscurément à nous soumettre au joug de leur pouvoir financier, quand l’Europe est entourée d’autocrates tueurs, quand tous les écrans nous emportent à flux tendu dans des mensonges publicitaires ? Quand l’injustice hurle partout et que la planète elle-même est menacée d’extinction définitive ?

La mort, la mort, la mort.

De Parménide à St Anselme : le non-être n’est pas, vous ne tirerez rien de l’obscurité que de l’obscurité. Alors autant ne pas se laisser emporter par elle. C‘est cela la lutte. Et maintenir ? Intacte ? la joie ?

Est-ce donc seulement possible ? Et bien non, pas forcément. Quand on traverse un champ de ruine, une nuit opaque où l’on a que sa seule lumière pour traverser, le secours tarde à venir et l’espérance ne jouit d’aucune garantie. La lumière au bout du tunnel ? Pas sûr. La joie, dans ces cas extrêmes, pour tous les damnés de la terre dont nous faisons tous, sans exception, parfois partie, n’est pas éteinte, mais elle est à l’état de braise, un feu qui couve, qui peut s’allumer pour autant qu’elle ne s’épuise pas complètement; mais le pire c’est qu’elle peut s’éteindre, alors on la couvre et on tient… durement. Car on tient à la vie, durement, férocement. On ne veut pas l’extinction. On ne veut pas disparaître. Le feu et la joie ne se rallument que lorsque l’épreuve est passée.

Tout homme qui traverse l’Achéron et tout homme tôt ou tard est amené à le traverser dans une vie, et parfois plus d’une fois, n’a pas envie de dire qu’il est béatement optimiste ou pessimiste. Ce n’est pas cela.

Jacques Beaufay, feu mon professeur de philosophie dans mes premières années de fac à Namur nous disait qu’il était toujours ridicule de se dire optimiste ou pessimiste. Comment se contenter d’être pessimiste lorsque la guerre met à la torture des enfants ? Et par ailleurs, comme ce cher professeur le relatait, comment peut-on simplement être optimiste quand une petite fille que je ne connais pas me tend le pied dans la rue car elle attend de moi que je lui lace ses lacets, dans un geste d’innocence et de confiance ? Ce jour-là, disait-il, j’ai le sentiment d’avoir rencontré Dieu et il serait ridicule de dire que je suis simplement optimiste.

La joie, c’est cela, quelque chose qui se réanime de manière circonstancielle, mais qui est toujours là, et qui flamboie lorsque la vie vous réserve des surprises. Elle consiste à prendre très au sérieux le fait d’être vivant et de rendre grâce à ce fait inouï.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.