Éditorial : Jalousie

René Girard nous a éclairé l’esprit en parlant du désir mimétique propre à l’homme. En cela, cet anthropologue philosophe, Français et  professeur à Stanford, décédé en 2015, était d’un grand secours pour traiter de la jalousie humaine et nous offrait une clef anthropologique pour comprendre la violence et le religieux.

L’homme ne connaît pas l’objet de son désir. Cela se vérifie chez le petit d’homme. Mettez

deux enfants en bas âge l’un à côté de l’autre, déposez deux jouets (exactement les mêmes), vous constaterez que la dispute viendra très vite entre les deux bambins : ce n’est pas tant l’objet en tant que tel qui intéresse l’enfant, c’est l’objet qui fait l’objet du désir de l’autre qui excite la convoitise. C’est parce que l’un des deux enfants a choisi un de ces deux jouets (pourtant identiques) que l’autre veut s’en approprier (délaissant le jouet qui lui était initialement destiné). Cette expérience, souvent répétée par les psychologues, nous montre que le désir est toujours-déjà mimétique, qu’en lui-même il est nu, sans aucune orientation, propice à l’éducation, finalement.

Pour le dire encore plus crûment, le feu de dieu pulsionnel entre l’anus et le plexus solaire n’a aucune orientation, aucune forme, aucune destination : il est là, il tourmente l’homme et n’ayant aucune forme, la seule manière de lui en assigner une c’est de prendre connaissance de ce que l’autre en fait pour l’imiter.

Nous sommes tous jaloux parce que dans le fond, nous ne savons pas ce que nous désirons et plus avant ce que nous voulons si ce n’est en nous informant de ce que l’autre désire et veut. De là se trame toute la culture humaine mais aussi toute sa violence. La culture n’a de cesse que de s’élaborer mais parallèlement les guerres n’ont jamais été aussi extrêmes.  Lorsque Freud nous dit que le travail de la culture est la seule manière d’éviter la guerre ou à tout le moins de la postposer, dans son dialogue avec Einstein (Pourquoi la guerre ? Correspondance entre Freud et Einstein), nous sentons bien qu’il nous offre une piste  (et son propos est corrélatif à ce qu’il disait de la pulsion de mort ou encore de l’interdit de l’inceste), mais peut-être par le biais de la thèse girardienne nous pourrions en dire davantage. L’enjeu est de taille.

Le désir mimétique n’est pas forcément un mal en soi, il donne l’énergie pour un formidable apprentissage de l’homme en incorporant par imitation tout le savoir et savoir-faire de ses pairs et de ses aïeux. Mais en même temps, il pose l’individu dans un conflit lorsque le désir se focalise sur un objet qui devient source de rivalité. Dans ce double mouvement, culture et guerre cohabitent, et lorsque la guerre l’emporte, elle ravage tout : ville et village, par le meurtre de masse et l’anéantissement de l’humain.

L’analyse qu’en fait Girard est d’abord religieuse. Une manière de juguler la violence qui mine une société donnée est de l’orienter. Pour ce faire, dans les sociétés animistes, généralement, c’est le rôle du bouc émissaire que de focaliser la violence collective sur une seule victime. Le prêtre et les membres du clergé développent un discours qui laisse supposer que les dieux ont soif de sang et donc de sacrifices humains. Le choix du bouc-émissaire sera toujours le représentant d’une anomalie ou d’une différence (les roux, les premiers nés, les boiteux, etc.) au sein du groupe.  Quand il y a de la différence on externalise le conflit de double où les rivaux qui se ressemblent par désir mimétique déplacent leur agressivité vers un tiers qui diffère. C’est en cela que l’on peut parler de différer la violence, dans tous les sens du terme. Focaliser la violence sur un bouc-émissaire, c’est sortir de la rivalité du tous contre tous pour s’acheminer à tous contre un seul, extérieur et différent. Dans ce cadre, le choix de la victime est, au regard de notre droit moderne, totalement arbitraire, il ne se fait qu’au regard de sa différence qui la met à l’écart du groupe afin de pouvoir la cibler et mettre tout le monde d’accord. On revêt cette victime de tous les maux du monde, projetant sur elle toute la haine que l’on a de soi et de son alter ego (qui est comme-moi, le même). Comme la victime est différente, elle excite à la projection hors du cercle mimétique et meurtrier. Après l’avoir tuée (de la manière généralement la plus cruelle), on la fétichise. Elle devient un pôle régulateur auquel on se soumet car elle a autorisé une « sortie de crise mimétique ».

Là où cela devient intéressant c’est quand Girard démontre brillamment que les religions judéo-chrétiennes ont grippé ce mécanisme infernal de la victime émissaire. En effet, le jugement de Salomon, par exemple, montre deux femmes qui se disputent le même corps (l’enfant).  Salomon, entrant dans la logique de la rivalité mimétique, propose de prendre le fils et de le couper en deux pour en donner la moitié à chacune des concubines… La « bonne mère », alors, refuse et préfère que l’enfant reste en vie entre les mains de sa rivale parce que son amour lui dicte de tout faire pour la sauvegarde de son enfant. Salomon, qui était un sage, donne l’enfant à cette femme prête à se sacrifier par amour et punit celle qui voulait s’accaparer le nourrisson. Cette histoire montre une logique de rivalité qui achoppe à son terme ; il n’y a plus de victime émissaire et un début de justice s’opère. D’autres exemples se retrouvent, comme le sacrifice d’Abraham. Celui-ci se doit de tuer son fils mais son bras est arrêté au dernier moment par un ange. Dieu lui dicte alors de sacrifier l’animal plutôt que de répondre au dieu Bââl qui consiste à sacrifier le premier-né. La logique de la victime émissaire, ici, persiste, mais elle est différée sur l’animal. Ce rituel du sacrifice animal est une autre manière de juguler la violence en la projetant sur un être vivant plutôt que sur l’être humain. Cela constitue indéniablement un progrès par rapport aux Tours de silence où les jeunes vierges étaient jetées, ou encore lorsque les fils aînés étaient sacrifiés en Mésopotamie ou au pourtour du bassin méditerranéen.

Et qu’en est-il du Christ, alors ? Ne serait-il pas cette victime émissaire qui réconcilie autour de la croix tous les pêcheurs ? En réalité non. La croix elle-même est une accusation flagrante contre ceux qui entrent dans la logique cruelle  de la victime émissaire. Le Christ est le meilleurs des hommes et c’est l’un des larrons crucifiés à côté de lui qui ne comprend pas pourquoi Il se trouve là à ses côtés…C’est la méchanceté et la cruauté des hommes qui l’ont mis en croix et non parce que Jésus incarne l’anomalie monstrueuse revêtue des tous les oripeaux les plus sinistres (comme le voudraient d’ailleurs les membres du Sanhédrin qui se dépoitraillent lorsqu’Il affirme qu’Il est le Fils de Dieu) qu’il est mis à mort… On ajoute qu’Hérode et Pilate, alors qu’ils étaient en froid, se sont réconciliés après la Pâques : c’est la seule trace qu’il y a dans les Textes montrant que la violence mimétique est encore efficiente après le meurtre de la victime  – mais pour les pires ! Retournement dialectique. Jésus, par le meurtre dont il fait l’objet accuse tous les meurtres du désir mimétique. Il est d’ailleurs très ambigu de la part de Saint Paul de dire qu’il est mort pour nos péchés, comme si Jésus devait porter les péchés pour nous sauver à la manière d’un bouc émissaire que l’on fétichise après son anéantissement. Là, Paul retombe dans le panneau. Des salauds tuent Jésus et se réconcilient après sa mort en projetant sur lui toute leur haine et en en faisant l’incarnation de ce qu’il y a de pire. Or, il n’est pas mort pour nos péchés, ce sont quelques pécheurs imbus de pouvoir qui l’ont assassiné. Ce que Paul dit, en quelque sorte, est une hérésie car c’est retomber dans la logique infernale décrite précédemment. Non, ce sont les péchés qui tuent le fils de Dieu à l’endroit de l’ignorance que portent les hommes sur leur désir. « Pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Dans les Evangiles, Girard le montre, tous les moments de tension relevés dans le Texte pointent du doigt l’injustice que constitue la logique meurtrière du désir mimétique. Lorsque Jésus est à deux doigts de se faire lapider et qu’il échappe à ses ennemis in extremis « car ce n’est pas encore son heure », c’est quand il affirme aux pharisiens qu’ils sont comme leurs aïeux à sacrifier les prophètes pour se réconcilier entre eux. Quand il évite à la femme adultère la lapidation c’est en affirmant « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre », retournant ainsi contre elle-même la dialectique de la violence mimétique. On pourrait citer encore Etienne, dans les Actes des Apôtres, le premier martyr, qui accuse les membres du Sanhédrin d’avoir fait comme leurs aïeux: sacrifier Jésus tels leurs Pères ont sacrifié les prophètes. Inaudible pour des refoulés !  Tout, dans les Evangiles, accuse la logique mortelle du désir mimétique…

Et pourtant, c’est au nom du fétiche de la croix que des croisades ont eu lieu, que l’on a tué en masse les sorcières et que des pogroms contre les Juifs ont été allumés dans toute l’Europe…

Le message n’a donc pas été compris.

L’homme reste aux prises avec un désir dont il ne sait que faire et cependant, il est prêt à taper à coups de pelle sur la tête de celui dont il voudrait voler la femme ou l’or.

Et si on se calmait ? Toutes les traditions religieuses en reviennent à cela : calmer le désir et prendre la mesure du vide qui le creuse. Le Bouddhisme en est plutôt emblématique : travailler le mouvement, le corps et la respiration pour se détacher des représentations mentales qui focalisent le désir et le fige, déplier nos faux-savoirs  pour passer de l’ignorance (où l’on ne veut pas savoir que l’on ne sait pas) à la candeur propice à l’étonnement. Le candide sait qu’il ne sait pas, en cela son désir est toujours frais, naïf et en aucune manière propice à la rivalité, mais plutôt  propice au voyage et au mouvement.

Et si on convertissait la rivalité en émulation ? Car ce qui manque aux rivaux c’est un tiers. Les émules surenchérissent dans leur compétence, non pour abattre leur rival mais pour atteindre au plus vite leur objectif qui fait tiers entre les deux. En cela la rivalité est constructive, elle ne se définit pas par un conflit à somme nulle, mais par un conflit à somme positive, où les deux développent leur force singulière pour atteindre l’excellence qui ne se gagne pas par le meurtre mais en se motivant mutuellement afin de s’approcher d’un modèle-tiers.

Et si on différait la violence par le jeu, où le ballon remplace la tête de la victime ? En ces heures de Coupe du monde de football, les peuples du monde s’affrontent dans une ambiance festive où le meurtre de la victime émissaire est réduit à un ballon planté dans les filets de l’adversaire.

Et si on mettait du vin pour le sang et du pain pour la chair, où le dernier rituel sacrificiel se limite à la métaphore d’une dévoration cannibalique, dévoration non de la victime désignée, ni même de l’animal, mais encore plus doux : du fruit du travail de l’homme, de la vigne et le blé ?

Des pistes, ça ne manque pas. L’homme dispose de ses contrepoisons.

Je reviendrai sur un passage de mon roman : « la colère de Dieu »,  lorsque German, l’un des personnages principaux, lors d’un cours donné à ses étudiants, fait un pas de plus que René Girard.

« En regardant en biais le long cou de la jolie noire, German a cette intuition : le désir mimétique n’est pas un problème dans l’amour sexuel. On passe outre le voile d’ignorance pour se mettre à nu, dans un corps à corps où l’on se donne sans compter, sans souci de rétribution, mais dont le plaisir est une grâce, où le désir est désir de celui de l’autre, totalement et absolument mimétique, mais jusqu’à l’extase et non jusqu’à la mort de l’alter ego. Il dit quoi, là, Girard ? Il n’y a pas pensé, le vieux catho ! » (p.98).

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.