Éditorial : être père

Être père n’est pas vraiment une sinécure, de nos jours. D’une part, on a de cesse de dire que les hommes sont des déserteurs, pour la plupart, dans cette fonction, et d’autre part que les temps sont à la lutte contre le patriarcat sous toute ses formes, patriarcat qui nous aurait « oppressé » depuis 6000 ans… Sans se douter une seule seconde que la deuxième assertion participe à renforcer la première assertion, qu’en ces temps, celui qui affiche des velléités d’assumer sa paternité se reçoit régulièrement une volée de bois vert en statuant du fait qu’il incarne une figure archaïque de la famille, figure qui nous fait répéter l’idée d’un père abuseur dans sa puissance et occupant une position hiérarchiquement enviable mais toujours-déjà arbitraire. Ce qui incite, finalement, les hommes à déserter la fonction… et ça tourne en rond…

Remarquez, ce n’est pas parce que les tâches familiales sont partagées plus équitablement (ménage, enfants, etc.) qu’il y a chute dans la fonction paternelle, la reprise partielle par l’homme des missions traditionnellement assignées à la femme n’invalide pas pour autant sa fonction de père : c’est dans un souci d’équité que la chose se fait, puisque les femmes, aujourd’hui, reprennent également une partie des missions initialement dévolues à la gent masculine (ramener de l’argent à la maison…). Mais alors, qu’est-ce que le patriarcat, qu’est-ce que la fonction paternelle ? Ces deux termes ne seraient-ils pas dépouillés de leur contenu ?

Deux exemples : dans mon roman « la colère de Dieu » (qu’il vous appartient encore de commander si vous ne l’avez pas lu), mon personnage, Silas est en quête de quitter un état dans lequel il a le sentiment de pourrir, de stagner, de tourner en rond (on y revient)… C’est en investiguant dans son passé qu’il cherche la trace du père… Comme il est orphelin, il n’a pas d’autres choix que de lire les carnets et projets d’écriture que feu son père lui a laissés. Cela a plusieurs conséquences : 1. Il se rend compte au détour d’un rêve qu’il est prisonnier de la parole du père et que c’est une raison pour laquelle il fallait, dans son travail d’analyse, recontextualiser cette parole pour s’en libérer. 2. C’est dans les écrits laissés par son paternel qu’il trouve les éléments qui lui donneront la force et la justification de quitter le cercle vicieux dans lequel il se trouve.  Ce double mouvement à l’endroit du père est justement ce qui est constitutif du sujet humain : à la fois se rebeller et se transformer… Le père cadre mais donne en même temps le souffle de la transgression.

Deuxième exemple, du texte tiré de mon dernier commentaire littéraire, « Légendes » de Philippe SOLLERS : « Je suis mort en devenant père, et le choc a été aussi inattendu que violent. Je n’avais pas envie d’endosser cette identité, c’est clair. Mais là, j’ai été renversé, comme dans une initiation soudaine. J’aimais passionnément ma femme, et je ne l’ai jamais vue aussi heureuse et dansante, au printemps, au milieu des fleurs. Une photo me montre, ravi, le bébé dans les bras sur un toit de New York. Il y en a plein d’autres, toutes extatiques, célébrant l’unité d’un père et d’un fils. ». Sollers nous le dit, être père, c’est d’abord se subordonner à la fragilité du visage de l’enfant, mourir à l’endroit de la puissance. Le patriarcat est mort ? Mais il l’est dès que le père porte son enfant dans les bras, à partir du moment où il se donne pour tâche de le porter. Et la transmission commence, car si le père se meurt en tant que puissance du monde, il insiste en tant que signifiant à transmettre et cela déjà par son nom (le Nom du père) qu’il lègue à celles et ceux qui lui succèdent. Cet héritage est aussi son sacrifice, car pour que le fils accède à la vie, le père lui cède à la mort ce qu’il lui a transmis. Mort dans la puissance, mort dans la transmission : être père, non, ce n’est pas une sinécure, mais osons espérer qu’on en tirera un germe de vie.

Le patriarcat est une forme de pouvoir qui est assignée à la gent masculine pour renforcer « la tradition ».C’est une manière, après tout, de lutter contre le chaos. Évidemment, il y a eu des abus. Aujourd’hui, cette tradition, il est un fait qu’on la quitte… En poussant loin le bouchon, doté de son inénarrable ironie, Sollers ajoute en page 117 qu’aujourd’hui: « Plus de Père, plus de Nom, plus de Fils, mais de plus en plus des Mères et des Filles. La nouvelle Trinité Technique peut s’écrire ainsi : « Au nom des mères, des filles et du Corps médical ». C’est une mutation qui prendra encore très longtemps, mais qui conviendra parfaitement à la robotisation en cours ».

En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que le père, dans l’entrelacs dans lequel il se trouve, à la fois n’est pas dupe de la fonction qu’il occupe, car après tout, il n’est que le porteur d’un Nom (il  n’en est pas le possesseur, en cela l’abus de pouvoir est un abus d’attribution), mais à la fois, dans le même mouvement, parce que le regard de l’enfant l’oblige, il se doit de jouer le rôle, sinon, il n’aurait plus rien à transmettre, il désertera la fonction et vouera son enfant à l’entropie.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.