Extrait de La colère de Dieu

Peintre Goya. Saturne dévorant ses enfants. - Jean Noel

Une vingtaine de clichés jonchent le bureau de Grégoire Dekeyser. Le commissaire a envie d’une clope. Il jette un œil par la fenêtre et contemple pendant un court instant le dôme du Palais de justice qui jouxte le commissariat de la police fédérale. Les toits d’Ixelles et de Saint-Gilles prennent mille teintes automnales sous la lumière du soleil glacial de décembre. Il est quelque peu agacé. La mobilisation générale pour la traque des terroristes de Paris ne lui a même pas permis de visiter la scène de crime. Il est contraint de superviser des dizaines de perquisitions et de rapporter directement les conclusions aux magistrats instructeurs. Les affaires de terrorisme emportent à présent le grand banditisme autant que son département. Tout le monde est sur la brèche. C’est un état de guerre. Les malades mentaux qui découpent leurs victimes en morceaux sont à présent sous la pile de dossiers. Il appelle Cricx pour s’en fumer une au rez-de-chaussée. Les pauses clopes sont un moyen très utile pour un chef de service d’écouter les bruits de couloirs. Les non-fumeurs arguent que c’est une perte de temps, alors que le mouvement et la liberté de bouger font naître de bonnes idées au détour de conversations cordiales entre fumeurs qui ressentent l’un pour l’autre une certaine loyauté.

La cour du rez-de-chaussée dispose en son centre d’un énorme marronnier. Un épais tapis de feuilles jaunes et rouges recouvre le sol de pavés gris. L’air humide et froid l’incite à avaler profondément la fumée âcre et chaude de sa Marlboro. Cricx fume un cigarillo. Bien que sous-officier, il aime se donner un petit genre aristo. Grégoire Dekeyser lit en diagonale le compte-rendu de la déposition de l’affaire qui les occupe.

— Dans l’appartement d’Uccle, il y avait des sculptures et des peintures qui valaient une fortune. Il y avait même une esquisse de Modigliani. C’est bizarre que le tueur n’ait rien pris, commente Cricx.

— Vous vous intéressez à l’art, Inspecteur ?

— On peut dire ça. Je peins.

— Vous peignez ?

— Oui. Pointillisme, impressionnisme.

— Oh ! s’exclame le commissaire, incrédule, en le dévisageant.

— Et puis j’ai remarqué un truc.

— Oui ?

— Un mur du salon était vide, alors qu’un clou laissait supposer qu’un tableau s’y trouvait. Récemment, en plus, parce que l’ombre faite de micro-poussières collées au mur ne correspondait pas à l’emplacement du tableau enlevé.

— Je ne comprends pas.

— Nous avons retrouvé dans la cave du bâtiment un tableau d’un petit maître flamand qui correspondait exactement aux traces laissées sur le mur, ce qui signifie que cette œuvre a été retirée pour en mettre une autre. Un grand tableau, parce que le clou récemment planté pouvait supporter un poids autrement plus lourd que celui de l’artiste flamand.

— Je suis impressionné, Cricx. Vraiment. Non seulement, parce que vous peignez, mais aussi que vous remarquiez ce genre de détail. Ce qui veut dire que l’on tient peut-être l’objet de la transaction d’un montant de cent cinquante mille euros entre le tueur et le couple d’Ucclois qui s’appelle…

— Marie-Chantal et Georges Criquellion. Ce qui m’a amené à trier toutes les transactions de ces derniers mois en matière de peinture dans la région. Je n’ai rien trouvé à Bruxelles, ni dans le Brabant, ni encore en Belgique. Il a fallu aller plus loin. C’est à Lille que l’on a retrouvé le nom de Criquellion, chez un commissaire-priseur, pour l’acquisition d’un bien du musée de Lille : l’œuvre d’un pompier.

— Qu’est-ce que les pompiers ont à voir là-dedans ? Cricx, je bent een beetje obscuur…

— Vous n’y êtes pas, chef. L’art pompier, c’est un mouvement d’art du XIXe siècle. Les impressionnistes s’en sont beaucoup moqués parce qu’il correspond à une technique très académique de la peinture. L’œuvre est le fruit d’un certain Carolus-Duran, un maître assez apprécié en son temps.

— Bravo, Cricx ! C’est pour ça que je vous ai choisi comme adjoint. Je sentais bien que vous étiez plutôt bon en histoire de l’art, ajoute Grégoire ironique.

— Merci, chef. Quant à la dernière transaction des Criquellion, on a juste trouvé un message dans leur boîte mail venant d’un certain « Saturne 1819 » qui invite le couple à passer sur Telegram pour une transaction. Impossible de tracer le message, évidemment. Il vient d’une adresse cryptée.

— « Saturne1819 ». Ça vous dit quelque chose ?

— J’ai cherché et je suis tombé sur une peinture de Goya qui datait de 1819 et qui représente le dieu Saturne dévorant l’un de ses fils.

Cricx sort son smartphone et exhibe l’image du Goya.

— Si l’image de Saturne correspond à celle de notre homme, cela ne présage rien de bon.

Grégoire écrase sa cigarette, puis il lance à son adjoint :

— J’ai encore une réunion cette après-midi avec la cellule antiterroriste, mais continuez sur votre lancée. Vous êtes bon, Cricx. Heureusement que je vous ai ! Vous êtes vraiment bon.

Empereur - Jean Noel

Les deux pans du rideau rouge qui séparent la chambre à coucher de la salle de bain sont encore sur les épaules du commissaire Dekeyser et donnent l’illusion qu’une cape de centurion romain est accrochée aux épaulettes de son uniforme bleu nuit de gendarme-officier. Son képi est solidement vissé sur la tête. L’ombre de la visière cache ses yeux, on ne voit que son profil gauche et son visage paraît froid, fermé et dur. Il a les mâchoires serrées. Un tabouret de bar aux pieds revêtus d’un tissu marqué des ailes d’aigle Emporio Armani soutient son corps, mais il garde les jambes tendues et croisées. Extrêmement concentré, il vise et compte les différents détails de la scène de crime avec l’aide de l’antenne de son talkie-walkie qu’il tient de la main droite.

La chambre 143 de l’hôtel The Secret Match de la rue Defacqz n’est plus une chambre, mais une boucherie. Deux corps sont ligotés, défigurés et éventrés. Le pénis de l’homme est amputé et il y a du sang partout qui se confond avec les murs de couleur ocre.

— Godverdomme ! C’est quoi ce schieven architekt ? Qu’est-ce que c’est que ce bastoed de moordenaar ? Faut avoir une schivelat dans sa tête pour faire une affaire pareille !

La colère de Dieu

la colère de dieu jean noel couverture livre

Étrange titre, peut-être trop présomptueux pour un polar « métaphysique » ?

Qu’on ne s’y trompe pas, je fais la part des choses, si l’on parle de Dieu, on rate toujours quelque chose, c’est encore affaire humaine.

Quand on parle de Dieu, finalement, et en l’occurrence de sa colère, on ne peut se référer qu’aux Textes révélés qui nous traversent (que l’on soit athée ou pas) depuis 2000 ans pour les Chrétiens, depuis 1400 ans pour les Musulmans... Et on voyage, à la manière de ce philosophe quelque peu cynique et déjanté, German  Sokolsky entre Bruxelles, Londres et Ouarzazate... Ou encore comme ce héros tragique, médium très puissant, Silas, au travers des 22 lames majeures du tarot de Marseille ou encore comme ce jésuite alcoolique au passé libertin, Jorge, qui interroge la tradition qui l’habite depuis le début de son sacerdoce, qui décortique, questionne et critique férocement l’Eglise catholique et apostolique dont il se dit encore le représentant.

la colère de dieu jean noel couverture livre

Format : 15,2 x 22,9 cm
Pages : 358 pages
Parution : décembre 2021
ISBN : 978-2-35523-557-3

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.