Sollers est mort, vive Sollers !

Sollers est mort, vive Sollers

Lorsque  Femmes  est sorti, Philippe Sollers mettait fin à une longue phase de nouveau romancier, avec son épilogue le plus abstrait Paradis écrit sans aucune ponctuation, dans un continuum d’écriture laissant courir le texte dans un mouvement infini, dont la scansion, finalement, est laissée à la respiration du lecteur.  Là,  Femmes, c’est ponctué, avec des virgules, des points, du style direct et indirect.  Et une férocité inégalée… Des points et de la ponctuation, il en sur-joue l’utilisation pour être drôle, féroce, surprenant. Sollers est l’écrivain le plus séducteur qui soit, mais il reste solaire, le sourire latent de son ironie, la gaité de son savoir donnent du bonheur à tout lecteur aguerri. Chaque œuvre est un délice pour celui qui aime la littérature. Parce que certes, les références abondent, mais les rapprochements qu’il opère dans un jeu d’écriture audacieux et souvent drôle nous font sentir à quel point être cultivé c’est être bien armé pour se donner de bonnes raisons d’exister. En cela, cet auteur est salvateur…  La pointe de sa plume nous ouvre des perspectives, offre une résistance plutôt que de se laisser engluer dans ce qu’il appelait la Machine sociale, l’Œuf broyeur, le Contrôle du Marché, etc.

Car c’est cela, son crédo: il convient de se dérober à l’emprise du monde, de s’en extraire emporté par une liberté irréductible portée par un désir sur lequel on ne cède pas. D’où « Femmes », en fait, car le lieu du combat, pour Sollers,  c’est cet étrange objet du désir qui focalise vers l’autre sexe, dans lequel se trouve, techniquement, tous les enjeux. Notre libertin devient un sondeur car c’est là, oui, là, très exactement, que se joue l’avenir du monde : entre un homme et une femme. Le libertinage de Philippe Sollers n’a rien de celui du Don Juan qui goûte à tous les plaisirs du monde ni d’un sur-consommateur qui maintient mordicus que les femmes sont à lui, pour lui et pour son plaisir, mais bien plutôt comme un Casanova pour qui la rencontre physique avec des femmes (plutôt que la multiplication indifférenciée des objets de plaisir) procède de l’aventurier qui va à la découverte de terres nouvelles à chaque fois irréductiblement singulières …

Et qu’en est-il donc des femmes, en 1981 ? Elles ne vont pas bien. C’est la mort, dit-il. Parce que c’est ce qu’on fait d’elles depuis toujours : des êtres qui doivent se plier à la représentation utile pour une transaction fructueuse, des êtres soumis à la perpétuation de l’espèce, des êtres voulus plutôt que voulant, et le pire, c’est que la plupart d’entre elles sont les premières à maintenir cet état de fait, à être les gardiennes du temple. D’où l’idée d’une profonde corruption qui ronge l’amour et le désir, pris en otage par le calcul et la volonté opiniâtre à se caler sur l’ordre du monde et de son contrôle…

Et aujourd’hui ? Heureusement, certaines se libèrent à l’instar de leurs illustres prédécesseurs, Beauvoir, Weil, Kristeva, etc. et d’autres s’autorisent à se désaliéner de la gangue patriarcale en osant la dénonciation de toute sorte d’abus dont elles ont été victimes. Evidemment, quand on prend la femme comme un objet de transaction, il va sans dire, dans une société bourgeoise, que celle-ci doit se taire quand elle fait l’objet de pression ou de violence sexuelle. Mais le pire vient d’ailleurs : la marchandisation des corps, la réduction de ceux-ci à des objets entreposés comme sur un étal de supermarché dans une pornographie muette, à la manière de Tinder ou de Youporn, et surtout une prostitution générale comme seul paradigme de la relation humaine. Pour ce faire: de la technologie à tous les niveaux, s’infiltrant dans nos vies privées, où le téléphone n’est plus la prothèse de la communication humaine, mais l’être humain devient la prothèse de la machine et du Système lui-même. Quarante ans avant que le phénomène ne devienne patent, Sollers le dénonçait déjà. C’est cela l’Ordre, le Système, le Marché que combat Sollers.

Car pour lui, la rencontre sexuelle est d’abord celle de deux singularités qui convoquent les cinq sens pour s’épanouir (seule activité humaine qui procède de la sorte). Freud ne dit-il d’ailleurs pas que l’acte sexuel est l’acte le plus bouleversant pour un être humain? Paradoxalement, Sollers dont on dit qu’il a connu un grand nombre de partenaires, affirme bien que rien n’est anodin dans l’acte : cela reste à chaque fois exceptionnel, voire transgressif : l’acte entre deux êtres humains est toujours-déjà désenclavé de l’enchaînement social, quand il est l’opportunité d’une rencontre entre deux singularités il fait toujours rupture. Or, ce qui a une très haute valeur suscite l’intense convoitise. Le succès du porno en est la plus plate des conséquences, ou celui des sites de rencontres rapides. C’est pourquoi Sollers invite au repli, à la dérobade, au combat retardateur pour ne pas exposer l’essentiel à savoir ce moment exceptionnel à se voir, se toucher, se goûter, se sentir et s’ouïr. Et surtout se parler, où le corps investi et s’investissant ainsi en amour, se doit de le dire dans un chant continu et infini (Sollers vénère Mozart et ses opéras), mais surtout, se doit de le dire en toute clandestinité.

Son tout dernier texte insiste : il convient d’avoir les réflexes de l’Agent secret (Mercure de France), qui fait ses coups médiatiques pour faire bouger les lignes, puis qui se planque afin de se ressourcer à l’essentiel, loin de l’Œil contrôlant et jaloux.

Philippe Sollers s’est planqué une dernière fois. Quand on sait à quels délices il s’autorise dans ses dérobades, lui qui était chrétien (et même papiste !), je n’ose imaginer quel Paradis il a atteint.

Il faut laisser la colère de Dieu à Dieu

Il faut laisser la colère de Dieu à Dieu

Quand un brûlant sentiment de colère nous saisit étant donné l’injustice dont nous faisons l’objet ou dont une victime ou une communauté de victimes font l’objet, la faille, l’abîme qui nous sépare de ce monde injuste exigerait presque que l’on s’en remette à Dieu, dans un aveu de totale impuissance pour corriger l’humiliation, réparer la blessure. On assimile alors cette impuissance et cette colère qui sourd dans notre ventre à celle de Dieu. Pour reprendre les mots lors du débat entre Ségolène Royal face à Sarkosy, la colère devient une « sainte colère »…

Cependant, on aurait tendance à dire à la candidate à la présidentielle française que cette colère ne lui appartient pas…Et on aurait raison. Parce que si on prend notre colère pour celle de Dieu, de quelle colère s’agit-il ? Ni humaine, ni divine ? Monstrueuse.

Et c’est bien là le chemin que prennent ces gamins extrémistes conduit par ces leaders toxiques à se faire exploser tout emportés qu’ils sont dans «une colère divine » qui les aveugle, qui les place entre ciel et terre, dans un moment psychotique et hallucinatoire (lire pour ce faire le psychanalyste Fethi BENSLAMA : « Le saut Epique, ou le saut dans le basculement dans la Jihad »).

Cette colère terrible, sous-tendue par une blessure narcissique, où l’individu ou la nation sont blessés profondément dans leur identité, pour ne pas dire dans leur existence déniée, pousse l’individu et/ou la nation à la révolte pour affirmer dans la violence son identité et son existence, comme pour contredire l’injustice du bourreau.

Je n’existe pas ? Pan dans ta g… ! La blessure que je t’inflige est la garantie d’une existence qui passe par là et que tu déniais, comme pour te contredire…

Rien de divin là-dedans. Il est un fait que la pauvreté outragée par des mesures gouvernementales en faveur des dominants peut susciter une « grande colère » chez une socialiste comme Ségolène, mais elle n’est pas en droit de passer par Dieu pour la justifier. Et c’est cela qui est terrible, la personne dominée, humiliée par le cortège d’injustices qui lui est fait est tellement faible qu’elle a recours au plus puissant de l’univers pour justifier la colère qui la redresse, à savoir Dieu Lui-même. Dieu, ici, devient l’apanage des faibles, le contrepoids imaginaire à l’aplatissement dont ils font l’objet.

Quand Silas, le personnage principal de mon roman « La Colère de Dieu » fait un tableau extrême de cette colère. Là, sans doute, on est saisi par l’enfer dans lequel les hommes se mettent :

 « Tu vois, Zaïn, la colère, elle est partout ! Regarde cette femme en tailleur : blessée par un mari volage, elle veut se taper tous les mecs de passage. Elle va dans des salons sadomasos, parce qu’elle a des comptes à régler. L’homme, là : le grand black, un enfant soldat… Il a déjà tué. Pour lui, la pulsion, ça peut aller jusqu’à étrangler. Pas d’interdit pour la bête ! Et là, le gars en costume trois-pièces qui sort du concessionnaire Porsche : un mec fou de colère qui prétend acheter le monde, mais en fait, c’est un enfant humilié par un père brutal. Et là, cette pauvre femme mélancolique qui retourne la colère contre elle, qui se bouffe les tripes en développant de l’urticaire. La colère circule partout. Elle mobilise, elle est mordante, elle est vorace. Les hommes n’évoluent qu’à coups de pelle dans la gueule, un peu comme des chercheurs d’or qui se volent mutuellement les filons et se massacrent. La colère gronde entre les hommes. Chaque corps en est pétri, chaque corps se tord d’une colère noire. Et là, le barbu qui tente de détourner les jeunes imberbes de leur innocence en les incitant à se tuer pour un dieu sadique : un pauvre titi, un gamin que les flics ont contrôlé vingt fois par jour quand il était ado et qui sait mieux que personne à quel point il n’est pas le bienvenu, qu’il n’est personne, qu’on ne l’aime pas. Alors il est en colère, il a la haine. Il aime la haine ; ça lui redresse le torse, lui durcit le visage. Il devient d’airain, il se veut bras vengeur, il va nous écharper. Il ne tremblera pas quand il coupera la tête des mécréants. Parce qu’il est décidé ! Et ce grand flamand au crâne rasé ? Un pauvre gosse, nul à l’école, avec une famille de toxicos. Lui aussi, quand il entend le mot « führer », il se dresse comme un i. C’est tellement bon de dresser le bras à la voix de son maître et de casser de l’Arabe. Le problème, en sortant avec toi aujourd’hui, c’est que je ne vois que ça : pas de pitié pour l’Homo sapiens ! Il a décidé de se réduire en cendres, de se minéraliser. La seule voie qui compte, c’est d’être le plus gros, le plus fort, celui dont la haine a toutes les audaces et toutes les cruautés. Parce que le sommet de notre humanité ne peut être que ce monstre de méchanceté. La colère est la seule mesure ». (p.225)

Nous comprenons que la colère est strictement humaine, fruit empoisonné de la souffrance. Et l’on hurle à Dieu, … Mais Dieu ne répond pas.

Et si on commençait par s’aimer les uns les autres comme Lui nous aurait aimé ? Vous l’avez compris, cette formule christique est mise au conditionnel, sous-tendue qu’elle est par le nécessaire agnosticisme, afin de ne pas remplir trop vite le trou que Dieu en se retirant, nous a laissé… Jusqu’à nous donner le pouvoir de nier son existence.

Oui, nécessaire agnosticisme, à tout le moins pour laisser la colère de Dieu à Dieu plutôt que de diviniser un comportement strictement anthropologique qui nous investit, les uns les autres, à faire autre chose, comme de corriger l’injustice… Mais l’extermination est possible aussi. Tout est possible. Et c’est ça qui donne le vertige, la responsabilité des humains, les uns par rapport aux autres, sans prendre Dieu en otage, qui n’a rien demandé… D’autant qu’il n’existe peut-être pas

S’aimer, c’est d’abord se soigner,  pour être apte à aimer, justement. Sinon, on emporte autrui dans une colère qui ne le regarde en rien. Et aimer, on en serait incapable.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.

Psychanalyste, art et politique article – De la parole performative – Think tank de la Fondation Mercure

Psychanalyste, art et politique article - De la parole performative - Think tank de la Fondation Mercure

Les fondations Mercure ont pour vocation de développer des ateliers de réflexion et de discussion autour d’une thématique dont l’énonciation s’avère féconde. Ici, le think tank proposé tourne autour de trois pôles : Psychanalyse, Art et Politique. Tant dans la parole de l’analysant que de l’analyste, ou encore dans le geste de l’artiste ou encore dans la parole du politique, dire c’est faire : une parole juste dans la cure a des effets de guérison dans le corps, une parole juste dans l’hémicycle de parlementaires peut provoquer des changements dans la société, le geste juste d’un artiste change notre manière de percevoir le monde. Le texte ci-dessous propose de balayer le terrain avant toute investigation : inutile de revenir sur de vieilles polémiques stériles, il s’agit de se pencher sur ce que c’est « qu’une parole juste », tant chez l’artiste, le politique ou le psychanalyste pour s’autoriser, peut-être, de se donner les moyens de changer le monde !

Pour faire partie de ce think tank et contribuer à avancer dans la recherche vous serez invités en temps utiles (sans doute en automne 2023) à participer dans un premier temps à un évènement majeur où artistes, politiciens de renom de différents bords politiques et démocratiques et psychanalystes répondent à cette question : quand est-ce que ma parole, dans mon métier très singulier, a fait « bouger les choses ». En aval de cet évènement, nous lancerons un séminaire qui se tiendra mensuellement pour y travailler de manière approfondie avec ceux, spécialistes ou non, que la question passionne.

Indépendamment de ce que peuvent seriner ses détracteurs, en parlant de son Livre noir (C. Meyer) ou encore du Crépuscule d’une idole (Onfray), la psychanalyse atteindra bien son siècle et demi d’existence et la naissance de cette méthode, illustrée par l’injonction d’Anna O. à l’adresse de Freud : « ne me touchez pas et écoutez-moi !», arrêtant par ces mots l’auscultation du médecin et l’ouverture d’un espace de parole, oui, cette méthode, disais-je, demeure et demeurera toujours féconde. Dans le sillage de cet exercice très particulier sont nés nombre de sciences humaines, de la psychologie moderne à la sociologie, de Yung, Reich, Ferenczi, Dolto, Piaget, Rogers, Chomsky, Lacan à plus récemment Didier-Weil ou Kristeva, la psychanalyse est bien plus qu’un fait historique, mais un moment de l’histoire qui a drainé derrière elle un buissonnement culturel de recherches humaines. Ce moment est finalement tout simple : le temps de l’écoute et de la parole qui a pour effet secondaire la guérison. C’est un temps dont on ne peut faire l’économie sous peine d’un arrêt de mort.

Contrairement aux régimes totalitaires qui brident la culture d’un pays, spolient les richesses et emprisonnent les artistes, ne fonctionnant que sur le mode de la censure, nous devons montrer que tout au contraire c’est du travail de la culture concomitante à la liberté d’expression que nous pouvons éviter le pire, à savoir la guerre totale, l’anéantissement. La culture au travail (l’Arbeitskultur) comme seul contrepoison à la guerre écrivait Freud à Einstein est la nécessaire mise en œuvre des artistes de ce monde pour le sauver, ce monde. Le Royaume des créateurs doit être maintenu ouvert, encouragé, subsidié, s’il y a du profit à faire ce n’est pas tant dans les stocks exchanges mais bien plutôt dans la surabondance de l’inconscient humain qui n’a de cesse que de nous surprendre dans ses productions, nous offrant, dans l’après-coup, des solutions inédites et imprévisibles aux impasses dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés. La culture humaine, pour autant qu’elle soit ouverte et soutenue, est finalement le seul espace où l’on peut respirer ; la barrer, l’obturer, c’est tout simplement s’asphyxier.

Et le politique ? Je ne parle pas ici du calcul sordide où l’on se marche les uns sur les autres pour gagner un brin de pouvoir, je parle de l’action dans la cité qu’Aristote et Hannah Arendt dans son sillage ont désigné comme la vertu par excellence puisqu’il s’agit, mieux que l’ingénieur ou le concepteur, d’ordonner sa parole à l’action transformatrice. Gouverner, l’un des trois impossibles de Freud – et c’est heureux d’ailleurs ! Car c’est envisager l’action politique comme sempiternellement perfectible ; après tout, le meilleurs des mondes possibles, comme nous le signale l’auteur de 1984, est un enfer – s’articule au domaine de l’inconscient (individuel et/ou collectif, et donc à des questions que soulève la psychanalyse) et se nourrit du meilleurs des productions humaines et donc de la culture.

Il existe une articulation ténue mais nécessaire entre ces trois pôles. Comment y travailler ? Sans privilégier ou réduire l’un des pôles par rapport aux autres… Que peut-on dire politiquement de la cure analytique, en quoi le psychanalyste peut se mettre à l’école du politique ou le politique à l’école de l’artiste, comment trouver des interactions entre ces trois univers sans pour autant réduire l’un par l’autre et maintenir intact leur champ d’action ?

Une chose est sûre, artiste, politicien et psychanalyste sont dans le registre du faire et de la parole, et même plus précisément, de la parole-faire, de la parole performative… Quand un analysant entend la question de l’analyste à l’endroit de ce qu’il a dit, l’inattendu de l’inconscient peut opérer et le corps se transformer, quand un député justifie un amendement dans l’hémicycle, sa parole peut transformer la société entière, quand un artiste sculpte ou peint, il change notre manière de percevoir. Tel est l’objet de notre think tank, les audacieux y sont cordialement invités, en l’occurrence le tout-venant mobilisé qu’il est dans le parler juste.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.

Éditorial : La joie, au travers…

Édito - La joie

Il ne s’agit pas du bonheur, ou encore du souverain bien qu’Emmanuel Kant décrivait comme le bonheur à hauteur de la justice, c’est-à-dire un bonheur qui vient par surcroît d’une action juste, ou encore d’un bonheur qui peut faire l’objet de l’espérance d’un juste qui ne le connaît pas encore… Non, je parle de joie, de celle-là même, toute spirituelle, qui fait sourire, rire, chanter, danser quelles que soient les circonstances, une flamme qui paraît éternelle, légère, inaliénable, relative au simple fait d’être vivant… Et être vivant cela ferait sourire ?

Qu’en est-il de cette joie dans un monde triste ? Triste comme la mort, la mort partout: nous vivons sur un empilement de cadavres accumulé de générations en générations au cours des siècles, nous vivons dans les rues de Bruxelles où la misère extrême nous saisit à la gorge quand on marche à côté de corps endormis ou enivrés roulés dans des couvertures crasseuses se protégeant du froid dans un sommeil de désolation, quand les bombes de Poutine meurtrissent un peuple et des innocents, quand des proches et des lointains meurent parfois dans des circonstances atroces, quand Thanatos abat sa lame sans discrimination, quand des super riches travaillent obscurément à nous soumettre au joug de leur pouvoir financier, quand l’Europe est entourée d’autocrates tueurs, quand tous les écrans nous emportent à flux tendu dans des mensonges publicitaires ? Quand l’injustice hurle partout et que la planète elle-même est menacée d’extinction définitive ?

La mort, la mort, la mort.

De Parménide à St Anselme : le non-être n’est pas, vous ne tirerez rien de l’obscurité que de l’obscurité. Alors autant ne pas se laisser emporter par elle. C‘est cela la lutte. Et maintenir ? Intacte ? la joie ?

Est-ce donc seulement possible ? Et bien non, pas forcément. Quand on traverse un champ de ruine, une nuit opaque où l’on a que sa seule lumière pour traverser, le secours tarde à venir et l’espérance ne jouit d’aucune garantie. La lumière au bout du tunnel ? Pas sûr. La joie, dans ces cas extrêmes, pour tous les damnés de la terre dont nous faisons tous, sans exception, parfois partie, n’est pas éteinte, mais elle est à l’état de braise, un feu qui couve, qui peut s’allumer pour autant qu’elle ne s’épuise pas complètement; mais le pire c’est qu’elle peut s’éteindre, alors on la couvre et on tient… durement. Car on tient à la vie, durement, férocement. On ne veut pas l’extinction. On ne veut pas disparaître. Le feu et la joie ne se rallument que lorsque l’épreuve est passée.

Tout homme qui traverse l’Achéron et tout homme tôt ou tard est amené à le traverser dans une vie, et parfois plus d’une fois, n’a pas envie de dire qu’il est béatement optimiste ou pessimiste. Ce n’est pas cela.

Jacques Beaufay, feu mon professeur de philosophie dans mes premières années de fac à Namur nous disait qu’il était toujours ridicule de se dire optimiste ou pessimiste. Comment se contenter d’être pessimiste lorsque la guerre met à la torture des enfants ? Et par ailleurs, comme ce cher professeur le relatait, comment peut-on simplement être optimiste quand une petite fille que je ne connais pas me tend le pied dans la rue car elle attend de moi que je lui lace ses lacets, dans un geste d’innocence et de confiance ? Ce jour-là, disait-il, j’ai le sentiment d’avoir rencontré Dieu et il serait ridicule de dire que je suis simplement optimiste.

La joie, c’est cela, quelque chose qui se réanime de manière circonstancielle, mais qui est toujours là, et qui flamboie lorsque la vie vous réserve des surprises. Elle consiste à prendre très au sérieux le fait d’être vivant et de rendre grâce à ce fait inouï.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.

Éditorial : Jalousie

Éditorial : Jalousie

René Girard nous a éclairé l’esprit en parlant du désir mimétique propre à l’homme. En cela, cet anthropologue philosophe, Français et  professeur à Stanford, décédé en 2015, était d’un grand secours pour traiter de la jalousie humaine et nous offrait une clef anthropologique pour comprendre la violence et le religieux.

L’homme ne connaît pas l’objet de son désir. Cela se vérifie chez le petit d’homme. Mettez

deux enfants en bas âge l’un à côté de l’autre, déposez deux jouets (exactement les mêmes), vous constaterez que la dispute viendra très vite entre les deux bambins : ce n’est pas tant l’objet en tant que tel qui intéresse l’enfant, c’est l’objet qui fait l’objet du désir de l’autre qui excite la convoitise. C’est parce que l’un des deux enfants a choisi un de ces deux jouets (pourtant identiques) que l’autre veut s’en approprier (délaissant le jouet qui lui était initialement destiné). Cette expérience, souvent répétée par les psychologues, nous montre que le désir est toujours-déjà mimétique, qu’en lui-même il est nu, sans aucune orientation, propice à l’éducation, finalement.

Pour le dire encore plus crûment, le feu de dieu pulsionnel entre l’anus et le plexus solaire n’a aucune orientation, aucune forme, aucune destination : il est là, il tourmente l’homme et n’ayant aucune forme, la seule manière de lui en assigner une c’est de prendre connaissance de ce que l’autre en fait pour l’imiter.

Nous sommes tous jaloux parce que dans le fond, nous ne savons pas ce que nous désirons et plus avant ce que nous voulons si ce n’est en nous informant de ce que l’autre désire et veut. De là se trame toute la culture humaine mais aussi toute sa violence. La culture n’a de cesse que de s’élaborer mais parallèlement les guerres n’ont jamais été aussi extrêmes.  Lorsque Freud nous dit que le travail de la culture est la seule manière d’éviter la guerre ou à tout le moins de la postposer, dans son dialogue avec Einstein (Pourquoi la guerre ? Correspondance entre Freud et Einstein), nous sentons bien qu’il nous offre une piste  (et son propos est corrélatif à ce qu’il disait de la pulsion de mort ou encore de l’interdit de l’inceste), mais peut-être par le biais de la thèse girardienne nous pourrions en dire davantage. L’enjeu est de taille.

Le désir mimétique n’est pas forcément un mal en soi, il donne l’énergie pour un formidable apprentissage de l’homme en incorporant par imitation tout le savoir et savoir-faire de ses pairs et de ses aïeux. Mais en même temps, il pose l’individu dans un conflit lorsque le désir se focalise sur un objet qui devient source de rivalité. Dans ce double mouvement, culture et guerre cohabitent, et lorsque la guerre l’emporte, elle ravage tout : ville et village, par le meurtre de masse et l’anéantissement de l’humain.

L’analyse qu’en fait Girard est d’abord religieuse. Une manière de juguler la violence qui mine une société donnée est de l’orienter. Pour ce faire, dans les sociétés animistes, généralement, c’est le rôle du bouc émissaire que de focaliser la violence collective sur une seule victime. Le prêtre et les membres du clergé développent un discours qui laisse supposer que les dieux ont soif de sang et donc de sacrifices humains. Le choix du bouc-émissaire sera toujours le représentant d’une anomalie ou d’une différence (les roux, les premiers nés, les boiteux, etc.) au sein du groupe.  Quand il y a de la différence on externalise le conflit de double où les rivaux qui se ressemblent par désir mimétique déplacent leur agressivité vers un tiers qui diffère. C’est en cela que l’on peut parler de différer la violence, dans tous les sens du terme. Focaliser la violence sur un bouc-émissaire, c’est sortir de la rivalité du tous contre tous pour s’acheminer à tous contre un seul, extérieur et différent. Dans ce cadre, le choix de la victime est, au regard de notre droit moderne, totalement arbitraire, il ne se fait qu’au regard de sa différence qui la met à l’écart du groupe afin de pouvoir la cibler et mettre tout le monde d’accord. On revêt cette victime de tous les maux du monde, projetant sur elle toute la haine que l’on a de soi et de son alter ego (qui est comme-moi, le même). Comme la victime est différente, elle excite à la projection hors du cercle mimétique et meurtrier. Après l’avoir tuée (de la manière généralement la plus cruelle), on la fétichise. Elle devient un pôle régulateur auquel on se soumet car elle a autorisé une « sortie de crise mimétique ».

Là où cela devient intéressant c’est quand Girard démontre brillamment que les religions judéo-chrétiennes ont grippé ce mécanisme infernal de la victime émissaire. En effet, le jugement de Salomon, par exemple, montre deux femmes qui se disputent le même corps (l’enfant).  Salomon, entrant dans la logique de la rivalité mimétique, propose de prendre le fils et de le couper en deux pour en donner la moitié à chacune des concubines… La « bonne mère », alors, refuse et préfère que l’enfant reste en vie entre les mains de sa rivale parce que son amour lui dicte de tout faire pour la sauvegarde de son enfant. Salomon, qui était un sage, donne l’enfant à cette femme prête à se sacrifier par amour et punit celle qui voulait s’accaparer le nourrisson. Cette histoire montre une logique de rivalité qui achoppe à son terme ; il n’y a plus de victime émissaire et un début de justice s’opère. D’autres exemples se retrouvent, comme le sacrifice d’Abraham. Celui-ci se doit de tuer son fils mais son bras est arrêté au dernier moment par un ange. Dieu lui dicte alors de sacrifier l’animal plutôt que de répondre au dieu Bââl qui consiste à sacrifier le premier-né. La logique de la victime émissaire, ici, persiste, mais elle est différée sur l’animal. Ce rituel du sacrifice animal est une autre manière de juguler la violence en la projetant sur un être vivant plutôt que sur l’être humain. Cela constitue indéniablement un progrès par rapport aux Tours de silence où les jeunes vierges étaient jetées, ou encore lorsque les fils aînés étaient sacrifiés en Mésopotamie ou au pourtour du bassin méditerranéen.

Et qu’en est-il du Christ, alors ? Ne serait-il pas cette victime émissaire qui réconcilie autour de la croix tous les pêcheurs ? En réalité non. La croix elle-même est une accusation flagrante contre ceux qui entrent dans la logique cruelle  de la victime émissaire. Le Christ est le meilleurs des hommes et c’est l’un des larrons crucifiés à côté de lui qui ne comprend pas pourquoi Il se trouve là à ses côtés…C’est la méchanceté et la cruauté des hommes qui l’ont mis en croix et non parce que Jésus incarne l’anomalie monstrueuse revêtue des tous les oripeaux les plus sinistres (comme le voudraient d’ailleurs les membres du Sanhédrin qui se dépoitraillent lorsqu’Il affirme qu’Il est le Fils de Dieu) qu’il est mis à mort… On ajoute qu’Hérode et Pilate, alors qu’ils étaient en froid, se sont réconciliés après la Pâques : c’est la seule trace qu’il y a dans les Textes montrant que la violence mimétique est encore efficiente après le meurtre de la victime  – mais pour les pires ! Retournement dialectique. Jésus, par le meurtre dont il fait l’objet accuse tous les meurtres du désir mimétique. Il est d’ailleurs très ambigu de la part de Saint Paul de dire qu’il est mort pour nos péchés, comme si Jésus devait porter les péchés pour nous sauver à la manière d’un bouc émissaire que l’on fétichise après son anéantissement. Là, Paul retombe dans le panneau. Des salauds tuent Jésus et se réconcilient après sa mort en projetant sur lui toute leur haine et en en faisant l’incarnation de ce qu’il y a de pire. Or, il n’est pas mort pour nos péchés, ce sont quelques pécheurs imbus de pouvoir qui l’ont assassiné. Ce que Paul dit, en quelque sorte, est une hérésie car c’est retomber dans la logique infernale décrite précédemment. Non, ce sont les péchés qui tuent le fils de Dieu à l’endroit de l’ignorance que portent les hommes sur leur désir. « Pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Dans les Evangiles, Girard le montre, tous les moments de tension relevés dans le Texte pointent du doigt l’injustice que constitue la logique meurtrière du désir mimétique. Lorsque Jésus est à deux doigts de se faire lapider et qu’il échappe à ses ennemis in extremis « car ce n’est pas encore son heure », c’est quand il affirme aux pharisiens qu’ils sont comme leurs aïeux à sacrifier les prophètes pour se réconcilier entre eux. Quand il évite à la femme adultère la lapidation c’est en affirmant « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre », retournant ainsi contre elle-même la dialectique de la violence mimétique. On pourrait citer encore Etienne, dans les Actes des Apôtres, le premier martyr, qui accuse les membres du Sanhédrin d’avoir fait comme leurs aïeux: sacrifier Jésus tels leurs Pères ont sacrifié les prophètes. Inaudible pour des refoulés !  Tout, dans les Evangiles, accuse la logique mortelle du désir mimétique…

Et pourtant, c’est au nom du fétiche de la croix que des croisades ont eu lieu, que l’on a tué en masse les sorcières et que des pogroms contre les Juifs ont été allumés dans toute l’Europe…

Le message n’a donc pas été compris.

L’homme reste aux prises avec un désir dont il ne sait que faire et cependant, il est prêt à taper à coups de pelle sur la tête de celui dont il voudrait voler la femme ou l’or.

Et si on se calmait ? Toutes les traditions religieuses en reviennent à cela : calmer le désir et prendre la mesure du vide qui le creuse. Le Bouddhisme en est plutôt emblématique : travailler le mouvement, le corps et la respiration pour se détacher des représentations mentales qui focalisent le désir et le fige, déplier nos faux-savoirs  pour passer de l’ignorance (où l’on ne veut pas savoir que l’on ne sait pas) à la candeur propice à l’étonnement. Le candide sait qu’il ne sait pas, en cela son désir est toujours frais, naïf et en aucune manière propice à la rivalité, mais plutôt  propice au voyage et au mouvement.

Et si on convertissait la rivalité en émulation ? Car ce qui manque aux rivaux c’est un tiers. Les émules surenchérissent dans leur compétence, non pour abattre leur rival mais pour atteindre au plus vite leur objectif qui fait tiers entre les deux. En cela la rivalité est constructive, elle ne se définit pas par un conflit à somme nulle, mais par un conflit à somme positive, où les deux développent leur force singulière pour atteindre l’excellence qui ne se gagne pas par le meurtre mais en se motivant mutuellement afin de s’approcher d’un modèle-tiers.

Et si on différait la violence par le jeu, où le ballon remplace la tête de la victime ? En ces heures de Coupe du monde de football, les peuples du monde s’affrontent dans une ambiance festive où le meurtre de la victime émissaire est réduit à un ballon planté dans les filets de l’adversaire.

Et si on mettait du vin pour le sang et du pain pour la chair, où le dernier rituel sacrificiel se limite à la métaphore d’une dévoration cannibalique, dévoration non de la victime désignée, ni même de l’animal, mais encore plus doux : du fruit du travail de l’homme, de la vigne et le blé ?

Des pistes, ça ne manque pas. L’homme dispose de ses contrepoisons.

Je reviendrai sur un passage de mon roman : « la colère de Dieu »,  lorsque German, l’un des personnages principaux, lors d’un cours donné à ses étudiants, fait un pas de plus que René Girard.

« En regardant en biais le long cou de la jolie noire, German a cette intuition : le désir mimétique n’est pas un problème dans l’amour sexuel. On passe outre le voile d’ignorance pour se mettre à nu, dans un corps à corps où l’on se donne sans compter, sans souci de rétribution, mais dont le plaisir est une grâce, où le désir est désir de celui de l’autre, totalement et absolument mimétique, mais jusqu’à l’extase et non jusqu’à la mort de l’alter ego. Il dit quoi, là, Girard ? Il n’y a pas pensé, le vieux catho ! » (p.98).

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.

Éditorial : Le mal

Le mal

Dans mon roman, la Colère de Dieu, il en est question d’emblée : le mal radical, le geste par-delà le bien et le mal. Les principaux protagonistes sont à la lutte dans ses rets. En cela, leur courage donne le tempo du texte et de l’intrigue.

Revenons-y de manière plus formelle.

En philosophie traditionnelle, le mal métaphysique est relatif à la finitude humaine : nous ne sommes individuellement « pas tout » (et même collectivement), notre vie est limitée dans le temps et dans l’espace, notre horizon est la mort, notre corps est limité dans sa puissance et sa santé. Le mal physique découle du premier : la souffrance, la maladie, la fragilité par rapport aux agressions extérieures et intérieures… Le mal moral, par contre, incombe à l’homme en tant qu’homme : pour Kant, le mal moral devient diabolique quand le sujet le fait délibérément pour le mal…Le mal moral n’est pas encore diabolique quand il se subordonne à un bien conséquemment à l’action immorale qu’on subit, ou bien quand il se fait par accident. Un exemple : le mensonge. On ment pour tromper l’autre délibérément et le soumettre à notre pouvoir, le mal est ici diabolique, on fait le mal pour le mal ; par contre, quand on ment pour se dérober à l’oppression, par exemple, le mal est alors simplement moral car il est circonstanciel : c’est en effet toujours un mal, car on ne peut ériger le mensonge en maxime universelle de l’action, mais la vérité de ce mal est d’incarner la résistance à l’oppression ce qui est finalement un bien.

Cette catégorisation propose un échelonnement du mal dans sa gravité et sa méchanceté, mais cette gradation ne trouve, dans le fond, sa source que dans le mal métaphysique, le « pas tout ». En effet, pour reprendre notre exemple, on ne veut exercer un pouvoir sur autrui en le manipulant que dans la mesure où l’on ne supporte, comme le dirait Kant, qu’il soit « une fin en soi », c’est-à-dire un homme libre et souverain dans son action et sa volonté. Je le manipule pour le soumettre, l’instrumentaliser pour que la fin en soi soit une fin pour moi. Finalement le manipulateur use du mensonge pour réduire ce qui lui échappe à n’être qu’un objet dont il a la totale maîtrise. Le paranoïaque ou le pervers sont extrêmement doués pour ce faire, ils repèrent chez autrui toutes les facettes susceptibles d’être utiles pour eux et pour le monde qu’ils se sont constitués sans jamais s’interroger une seule seconde que ces facettes, ces traits de caractère, ces failles et tout ce qui constitue l’individualité qu’il leur fait face ne sont pas réductibles à une fonction utilitaire qui vient obturer un trou qui les terrorise.

A ce propos, Elie Wiesel, rapporte après avoir lu les interrogatoires des gardiens des camps d’Auschwitz, que la persécution des personnes qui consistait à les réduire par tous les moyens à n’être plus rien se soldait finalement, pour les tortionnaires, par un échec. En effet, après avoir été écrasé, réduit à être moins qu’un insecte, la victime insiste jusque dans son silence de persécuté à être un autre, finalement, irréductible. Cet autre qui leur échappait excitait à leur sadisme mais aussi répétait leur échec, les deux se renforçant. Après le décès de la victime, c’est le « ce n’est pas encore ça que je voulais » qui émergeait dans leur esprit malin. D’où la répétition dans l’horreur de plus en plus irrémissible, d’où le trou que l’on a de cesse de creuser à défaut de l’accepter.

Le trou, la faille entre moi et l’autre, qui fait que l’on accepte d’être mortel parmi des milliards d’autres mortels, que l’on n’est pas tout et que l’on n’a pas tout (les deux étant corrélatifs), cela même, les psychanalystes l’appellent la castration. Le pervers la dénie, le psychotique la forclos.

Remarquez, nous sommes tous, à échelle variable, pervers. Le petit d’homme, déjà, souffrant de l’absence de la mère, joue la scène dans son imaginaire en figurant qu’elle n’est pas vraiment partie (Freud, le fort-da). Une première dénégation se trame là, à l’endroit du jeu, dont l’enfant multipliera l’application en multipliant les jouets. Ces jouets sont dits transitionnels en tant qu’ils assurent une transition pour in fine, entériner le deuil et passer à autre chose. Je ne vais pas ici dérouler toute la procédure intrapsychique décrite par les psychanalystes pour que cette opération se passe, mais bien plutôt la traduire dans un champ plus philosophique. Tout le travail, déjà à la prime enfance, consiste à faire accepter la finitude humaine : je suis un individu, séparé, qui, à l’endroit même de la séparation reconnait à autrui une souveraineté inaliénable sur sa vie propre. Pour ce faire, je dois faire le deuil que le monde tourne autour de moi au même titre que le nourrisson devient un enfant quand il fait le deuil que ce qui est relatif à sa mère, c’est-à-dire tout, n’est pas là pour obturer le manque d’elle. A la coupure, se dresse l’individu, pour autant qu’il hérite d’un monde qui l’inscrit (le Nom du père) et par là même il s’inscrit.

Mais ce n’est pas simple que d’accepter la finitude humaine. Je vous donne trois exemples emblématiques de notre postmodernité :

1. On veut s’illustrer dans une compétition féroce et sempiternelle, parfois mortelle afin de montrer que l’on n’est pas indifféremment quelqu’un parmi des milliards d’autres. L’homme est prêt à toutes les roueries pour ce faire.

2. On se laisse hypnotiser par le discours du maître (religieux et/ou dictatorial) qui assigne un sens éternel à notre existence ;

3. On ne souffre l’absence et le jeûne qu’il requiert pour obturer tout manque dans une hyperconsommation.

Les maux du monde, de nos jours, illustrent bien cette dérive dénégatrice de la finitude.

Mais par ailleurs, les anciens reconnaissaient que la finitude est un mal, car elle signe là l’imperfection humaine. Je dirai, curieusement, que la finitude est un mal pour un bien. Après la démonstration faite précédemment, il apparaît finalement que la dénier est encore pire que de l’acter. Acter d’être fini, profondément, jusque dans les fibres de mon corps, paradoxalement me permet de travailler la limite que ce corps assigne. C’est alors que le danseur a pris la mesure de sa chair, de ses os et de ses muscles pour s’autoriser le saut de l’ange, que l’écrivain a pris la mesure du nom dont il hérite et de la langue qui l’inscrit dans le monde pour s’en jouer et le transformer dans une œuvre, que l’artisan a pris la mesure du poids des choses pour transformer en art la matière brute, etc.

L’art sauve le monde, car il se joue de la finitude sans pour autant l’exclure. Freud ne disait-il pas que ce qui sauvera le monde de la guerre était « le travail de la culture ». Travail dit bien ce qu’il veut dire : une laborieuse et âpre mise en œuvre de notre finitude.

 

Tout cela, évidemment, est emporté dans le jeu de la jalousie. Cela fera l’objet de mon prochain éditorial.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.