Sollers est mort, vive Sollers !

Sollers est mort, vive Sollers

Lorsque  Femmes  est sorti, Philippe Sollers mettait fin à une longue phase de nouveau romancier, avec son épilogue le plus abstrait Paradis écrit sans aucune ponctuation, dans un continuum d’écriture laissant courir le texte dans un mouvement infini, dont la scansion, finalement, est laissée à la respiration du lecteur.  Là,  Femmes, c’est ponctué, avec des virgules, des points, du style direct et indirect.  Et une férocité inégalée… Des points et de la ponctuation, il en sur-joue l’utilisation pour être drôle, féroce, surprenant. Sollers est l’écrivain le plus séducteur qui soit, mais il reste solaire, le sourire latent de son ironie, la gaité de son savoir donnent du bonheur à tout lecteur aguerri. Chaque œuvre est un délice pour celui qui aime la littérature. Parce que certes, les références abondent, mais les rapprochements qu’il opère dans un jeu d’écriture audacieux et souvent drôle nous font sentir à quel point être cultivé c’est être bien armé pour se donner de bonnes raisons d’exister. En cela, cet auteur est salvateur…  La pointe de sa plume nous ouvre des perspectives, offre une résistance plutôt que de se laisser engluer dans ce qu’il appelait la Machine sociale, l’Œuf broyeur, le Contrôle du Marché, etc.

Car c’est cela, son crédo: il convient de se dérober à l’emprise du monde, de s’en extraire emporté par une liberté irréductible portée par un désir sur lequel on ne cède pas. D’où « Femmes », en fait, car le lieu du combat, pour Sollers,  c’est cet étrange objet du désir qui focalise vers l’autre sexe, dans lequel se trouve, techniquement, tous les enjeux. Notre libertin devient un sondeur car c’est là, oui, là, très exactement, que se joue l’avenir du monde : entre un homme et une femme. Le libertinage de Philippe Sollers n’a rien de celui du Don Juan qui goûte à tous les plaisirs du monde ni d’un sur-consommateur qui maintient mordicus que les femmes sont à lui, pour lui et pour son plaisir, mais bien plutôt comme un Casanova pour qui la rencontre physique avec des femmes (plutôt que la multiplication indifférenciée des objets de plaisir) procède de l’aventurier qui va à la découverte de terres nouvelles à chaque fois irréductiblement singulières …

Et qu’en est-il donc des femmes, en 1981 ? Elles ne vont pas bien. C’est la mort, dit-il. Parce que c’est ce qu’on fait d’elles depuis toujours : des êtres qui doivent se plier à la représentation utile pour une transaction fructueuse, des êtres soumis à la perpétuation de l’espèce, des êtres voulus plutôt que voulant, et le pire, c’est que la plupart d’entre elles sont les premières à maintenir cet état de fait, à être les gardiennes du temple. D’où l’idée d’une profonde corruption qui ronge l’amour et le désir, pris en otage par le calcul et la volonté opiniâtre à se caler sur l’ordre du monde et de son contrôle…

Et aujourd’hui ? Heureusement, certaines se libèrent à l’instar de leurs illustres prédécesseurs, Beauvoir, Weil, Kristeva, etc. et d’autres s’autorisent à se désaliéner de la gangue patriarcale en osant la dénonciation de toute sorte d’abus dont elles ont été victimes. Evidemment, quand on prend la femme comme un objet de transaction, il va sans dire, dans une société bourgeoise, que celle-ci doit se taire quand elle fait l’objet de pression ou de violence sexuelle. Mais le pire vient d’ailleurs : la marchandisation des corps, la réduction de ceux-ci à des objets entreposés comme sur un étal de supermarché dans une pornographie muette, à la manière de Tinder ou de Youporn, et surtout une prostitution générale comme seul paradigme de la relation humaine. Pour ce faire: de la technologie à tous les niveaux, s’infiltrant dans nos vies privées, où le téléphone n’est plus la prothèse de la communication humaine, mais l’être humain devient la prothèse de la machine et du Système lui-même. Quarante ans avant que le phénomène ne devienne patent, Sollers le dénonçait déjà. C’est cela l’Ordre, le Système, le Marché que combat Sollers.

Car pour lui, la rencontre sexuelle est d’abord celle de deux singularités qui convoquent les cinq sens pour s’épanouir (seule activité humaine qui procède de la sorte). Freud ne dit-il d’ailleurs pas que l’acte sexuel est l’acte le plus bouleversant pour un être humain? Paradoxalement, Sollers dont on dit qu’il a connu un grand nombre de partenaires, affirme bien que rien n’est anodin dans l’acte : cela reste à chaque fois exceptionnel, voire transgressif : l’acte entre deux êtres humains est toujours-déjà désenclavé de l’enchaînement social, quand il est l’opportunité d’une rencontre entre deux singularités il fait toujours rupture. Or, ce qui a une très haute valeur suscite l’intense convoitise. Le succès du porno en est la plus plate des conséquences, ou celui des sites de rencontres rapides. C’est pourquoi Sollers invite au repli, à la dérobade, au combat retardateur pour ne pas exposer l’essentiel à savoir ce moment exceptionnel à se voir, se toucher, se goûter, se sentir et s’ouïr. Et surtout se parler, où le corps investi et s’investissant ainsi en amour, se doit de le dire dans un chant continu et infini (Sollers vénère Mozart et ses opéras), mais surtout, se doit de le dire en toute clandestinité.

Son tout dernier texte insiste : il convient d’avoir les réflexes de l’Agent secret (Mercure de France), qui fait ses coups médiatiques pour faire bouger les lignes, puis qui se planque afin de se ressourcer à l’essentiel, loin de l’Œil contrôlant et jaloux.

Philippe Sollers s’est planqué une dernière fois. Quand on sait à quels délices il s’autorise dans ses dérobades, lui qui était chrétien (et même papiste !), je n’ose imaginer quel Paradis il a atteint.

Il faut laisser la colère de Dieu à Dieu

Il faut laisser la colère de Dieu à Dieu

Quand un brûlant sentiment de colère nous saisit étant donné l’injustice dont nous faisons l’objet ou dont une victime ou une communauté de victimes font l’objet, la faille, l’abîme qui nous sépare de ce monde injuste exigerait presque que l’on s’en remette à Dieu, dans un aveu de totale impuissance pour corriger l’humiliation, réparer la blessure. On assimile alors cette impuissance et cette colère qui sourd dans notre ventre à celle de Dieu. Pour reprendre les mots lors du débat entre Ségolène Royal face à Sarkosy, la colère devient une « sainte colère »…

Cependant, on aurait tendance à dire à la candidate à la présidentielle française que cette colère ne lui appartient pas…Et on aurait raison. Parce que si on prend notre colère pour celle de Dieu, de quelle colère s’agit-il ? Ni humaine, ni divine ? Monstrueuse.

Et c’est bien là le chemin que prennent ces gamins extrémistes conduit par ces leaders toxiques à se faire exploser tout emportés qu’ils sont dans «une colère divine » qui les aveugle, qui les place entre ciel et terre, dans un moment psychotique et hallucinatoire (lire pour ce faire le psychanalyste Fethi BENSLAMA : « Le saut Epique, ou le saut dans le basculement dans la Jihad »).

Cette colère terrible, sous-tendue par une blessure narcissique, où l’individu ou la nation sont blessés profondément dans leur identité, pour ne pas dire dans leur existence déniée, pousse l’individu et/ou la nation à la révolte pour affirmer dans la violence son identité et son existence, comme pour contredire l’injustice du bourreau.

Je n’existe pas ? Pan dans ta g… ! La blessure que je t’inflige est la garantie d’une existence qui passe par là et que tu déniais, comme pour te contredire…

Rien de divin là-dedans. Il est un fait que la pauvreté outragée par des mesures gouvernementales en faveur des dominants peut susciter une « grande colère » chez une socialiste comme Ségolène, mais elle n’est pas en droit de passer par Dieu pour la justifier. Et c’est cela qui est terrible, la personne dominée, humiliée par le cortège d’injustices qui lui est fait est tellement faible qu’elle a recours au plus puissant de l’univers pour justifier la colère qui la redresse, à savoir Dieu Lui-même. Dieu, ici, devient l’apanage des faibles, le contrepoids imaginaire à l’aplatissement dont ils font l’objet.

Quand Silas, le personnage principal de mon roman « La Colère de Dieu » fait un tableau extrême de cette colère. Là, sans doute, on est saisi par l’enfer dans lequel les hommes se mettent :

 « Tu vois, Zaïn, la colère, elle est partout ! Regarde cette femme en tailleur : blessée par un mari volage, elle veut se taper tous les mecs de passage. Elle va dans des salons sadomasos, parce qu’elle a des comptes à régler. L’homme, là : le grand black, un enfant soldat… Il a déjà tué. Pour lui, la pulsion, ça peut aller jusqu’à étrangler. Pas d’interdit pour la bête ! Et là, le gars en costume trois-pièces qui sort du concessionnaire Porsche : un mec fou de colère qui prétend acheter le monde, mais en fait, c’est un enfant humilié par un père brutal. Et là, cette pauvre femme mélancolique qui retourne la colère contre elle, qui se bouffe les tripes en développant de l’urticaire. La colère circule partout. Elle mobilise, elle est mordante, elle est vorace. Les hommes n’évoluent qu’à coups de pelle dans la gueule, un peu comme des chercheurs d’or qui se volent mutuellement les filons et se massacrent. La colère gronde entre les hommes. Chaque corps en est pétri, chaque corps se tord d’une colère noire. Et là, le barbu qui tente de détourner les jeunes imberbes de leur innocence en les incitant à se tuer pour un dieu sadique : un pauvre titi, un gamin que les flics ont contrôlé vingt fois par jour quand il était ado et qui sait mieux que personne à quel point il n’est pas le bienvenu, qu’il n’est personne, qu’on ne l’aime pas. Alors il est en colère, il a la haine. Il aime la haine ; ça lui redresse le torse, lui durcit le visage. Il devient d’airain, il se veut bras vengeur, il va nous écharper. Il ne tremblera pas quand il coupera la tête des mécréants. Parce qu’il est décidé ! Et ce grand flamand au crâne rasé ? Un pauvre gosse, nul à l’école, avec une famille de toxicos. Lui aussi, quand il entend le mot « führer », il se dresse comme un i. C’est tellement bon de dresser le bras à la voix de son maître et de casser de l’Arabe. Le problème, en sortant avec toi aujourd’hui, c’est que je ne vois que ça : pas de pitié pour l’Homo sapiens ! Il a décidé de se réduire en cendres, de se minéraliser. La seule voie qui compte, c’est d’être le plus gros, le plus fort, celui dont la haine a toutes les audaces et toutes les cruautés. Parce que le sommet de notre humanité ne peut être que ce monstre de méchanceté. La colère est la seule mesure ». (p.225)

Nous comprenons que la colère est strictement humaine, fruit empoisonné de la souffrance. Et l’on hurle à Dieu, … Mais Dieu ne répond pas.

Et si on commençait par s’aimer les uns les autres comme Lui nous aurait aimé ? Vous l’avez compris, cette formule christique est mise au conditionnel, sous-tendue qu’elle est par le nécessaire agnosticisme, afin de ne pas remplir trop vite le trou que Dieu en se retirant, nous a laissé… Jusqu’à nous donner le pouvoir de nier son existence.

Oui, nécessaire agnosticisme, à tout le moins pour laisser la colère de Dieu à Dieu plutôt que de diviniser un comportement strictement anthropologique qui nous investit, les uns les autres, à faire autre chose, comme de corriger l’injustice… Mais l’extermination est possible aussi. Tout est possible. Et c’est ça qui donne le vertige, la responsabilité des humains, les uns par rapport aux autres, sans prendre Dieu en otage, qui n’a rien demandé… D’autant qu’il n’existe peut-être pas

S’aimer, c’est d’abord se soigner,  pour être apte à aimer, justement. Sinon, on emporte autrui dans une colère qui ne le regarde en rien. Et aimer, on en serait incapable.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.

Psychanalyste, art et politique article – De la parole performative – Think tank de la Fondation Mercure

Psychanalyste, art et politique article - De la parole performative - Think tank de la Fondation Mercure

Les fondations Mercure ont pour vocation de développer des ateliers de réflexion et de discussion autour d’une thématique dont l’énonciation s’avère féconde. Ici, le think tank proposé tourne autour de trois pôles : Psychanalyse, Art et Politique. Tant dans la parole de l’analysant que de l’analyste, ou encore dans le geste de l’artiste ou encore dans la parole du politique, dire c’est faire : une parole juste dans la cure a des effets de guérison dans le corps, une parole juste dans l’hémicycle de parlementaires peut provoquer des changements dans la société, le geste juste d’un artiste change notre manière de percevoir le monde. Le texte ci-dessous propose de balayer le terrain avant toute investigation : inutile de revenir sur de vieilles polémiques stériles, il s’agit de se pencher sur ce que c’est « qu’une parole juste », tant chez l’artiste, le politique ou le psychanalyste pour s’autoriser, peut-être, de se donner les moyens de changer le monde !

Pour faire partie de ce think tank et contribuer à avancer dans la recherche vous serez invités en temps utiles (sans doute en automne 2023) à participer dans un premier temps à un évènement majeur où artistes, politiciens de renom de différents bords politiques et démocratiques et psychanalystes répondent à cette question : quand est-ce que ma parole, dans mon métier très singulier, a fait « bouger les choses ». En aval de cet évènement, nous lancerons un séminaire qui se tiendra mensuellement pour y travailler de manière approfondie avec ceux, spécialistes ou non, que la question passionne.

Indépendamment de ce que peuvent seriner ses détracteurs, en parlant de son Livre noir (C. Meyer) ou encore du Crépuscule d’une idole (Onfray), la psychanalyse atteindra bien son siècle et demi d’existence et la naissance de cette méthode, illustrée par l’injonction d’Anna O. à l’adresse de Freud : « ne me touchez pas et écoutez-moi !», arrêtant par ces mots l’auscultation du médecin et l’ouverture d’un espace de parole, oui, cette méthode, disais-je, demeure et demeurera toujours féconde. Dans le sillage de cet exercice très particulier sont nés nombre de sciences humaines, de la psychologie moderne à la sociologie, de Yung, Reich, Ferenczi, Dolto, Piaget, Rogers, Chomsky, Lacan à plus récemment Didier-Weil ou Kristeva, la psychanalyse est bien plus qu’un fait historique, mais un moment de l’histoire qui a drainé derrière elle un buissonnement culturel de recherches humaines. Ce moment est finalement tout simple : le temps de l’écoute et de la parole qui a pour effet secondaire la guérison. C’est un temps dont on ne peut faire l’économie sous peine d’un arrêt de mort.

Contrairement aux régimes totalitaires qui brident la culture d’un pays, spolient les richesses et emprisonnent les artistes, ne fonctionnant que sur le mode de la censure, nous devons montrer que tout au contraire c’est du travail de la culture concomitante à la liberté d’expression que nous pouvons éviter le pire, à savoir la guerre totale, l’anéantissement. La culture au travail (l’Arbeitskultur) comme seul contrepoison à la guerre écrivait Freud à Einstein est la nécessaire mise en œuvre des artistes de ce monde pour le sauver, ce monde. Le Royaume des créateurs doit être maintenu ouvert, encouragé, subsidié, s’il y a du profit à faire ce n’est pas tant dans les stocks exchanges mais bien plutôt dans la surabondance de l’inconscient humain qui n’a de cesse que de nous surprendre dans ses productions, nous offrant, dans l’après-coup, des solutions inédites et imprévisibles aux impasses dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés. La culture humaine, pour autant qu’elle soit ouverte et soutenue, est finalement le seul espace où l’on peut respirer ; la barrer, l’obturer, c’est tout simplement s’asphyxier.

Et le politique ? Je ne parle pas ici du calcul sordide où l’on se marche les uns sur les autres pour gagner un brin de pouvoir, je parle de l’action dans la cité qu’Aristote et Hannah Arendt dans son sillage ont désigné comme la vertu par excellence puisqu’il s’agit, mieux que l’ingénieur ou le concepteur, d’ordonner sa parole à l’action transformatrice. Gouverner, l’un des trois impossibles de Freud – et c’est heureux d’ailleurs ! Car c’est envisager l’action politique comme sempiternellement perfectible ; après tout, le meilleurs des mondes possibles, comme nous le signale l’auteur de 1984, est un enfer – s’articule au domaine de l’inconscient (individuel et/ou collectif, et donc à des questions que soulève la psychanalyse) et se nourrit du meilleurs des productions humaines et donc de la culture.

Il existe une articulation ténue mais nécessaire entre ces trois pôles. Comment y travailler ? Sans privilégier ou réduire l’un des pôles par rapport aux autres… Que peut-on dire politiquement de la cure analytique, en quoi le psychanalyste peut se mettre à l’école du politique ou le politique à l’école de l’artiste, comment trouver des interactions entre ces trois univers sans pour autant réduire l’un par l’autre et maintenir intact leur champ d’action ?

Une chose est sûre, artiste, politicien et psychanalyste sont dans le registre du faire et de la parole, et même plus précisément, de la parole-faire, de la parole performative… Quand un analysant entend la question de l’analyste à l’endroit de ce qu’il a dit, l’inattendu de l’inconscient peut opérer et le corps se transformer, quand un député justifie un amendement dans l’hémicycle, sa parole peut transformer la société entière, quand un artiste sculpte ou peint, il change notre manière de percevoir. Tel est l’objet de notre think tank, les audacieux y sont cordialement invités, en l’occurrence le tout-venant mobilisé qu’il est dans le parler juste.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.

Éditorial : La joie, au travers…

Édito - La joie

Il ne s’agit pas du bonheur, ou encore du souverain bien qu’Emmanuel Kant décrivait comme le bonheur à hauteur de la justice, c’est-à-dire un bonheur qui vient par surcroît d’une action juste, ou encore d’un bonheur qui peut faire l’objet de l’espérance d’un juste qui ne le connaît pas encore… Non, je parle de joie, de celle-là même, toute spirituelle, qui fait sourire, rire, chanter, danser quelles que soient les circonstances, une flamme qui paraît éternelle, légère, inaliénable, relative au simple fait d’être vivant… Et être vivant cela ferait sourire ?

Qu’en est-il de cette joie dans un monde triste ? Triste comme la mort, la mort partout: nous vivons sur un empilement de cadavres accumulé de générations en générations au cours des siècles, nous vivons dans les rues de Bruxelles où la misère extrême nous saisit à la gorge quand on marche à côté de corps endormis ou enivrés roulés dans des couvertures crasseuses se protégeant du froid dans un sommeil de désolation, quand les bombes de Poutine meurtrissent un peuple et des innocents, quand des proches et des lointains meurent parfois dans des circonstances atroces, quand Thanatos abat sa lame sans discrimination, quand des super riches travaillent obscurément à nous soumettre au joug de leur pouvoir financier, quand l’Europe est entourée d’autocrates tueurs, quand tous les écrans nous emportent à flux tendu dans des mensonges publicitaires ? Quand l’injustice hurle partout et que la planète elle-même est menacée d’extinction définitive ?

La mort, la mort, la mort.

De Parménide à St Anselme : le non-être n’est pas, vous ne tirerez rien de l’obscurité que de l’obscurité. Alors autant ne pas se laisser emporter par elle. C‘est cela la lutte. Et maintenir ? Intacte ? la joie ?

Est-ce donc seulement possible ? Et bien non, pas forcément. Quand on traverse un champ de ruine, une nuit opaque où l’on a que sa seule lumière pour traverser, le secours tarde à venir et l’espérance ne jouit d’aucune garantie. La lumière au bout du tunnel ? Pas sûr. La joie, dans ces cas extrêmes, pour tous les damnés de la terre dont nous faisons tous, sans exception, parfois partie, n’est pas éteinte, mais elle est à l’état de braise, un feu qui couve, qui peut s’allumer pour autant qu’elle ne s’épuise pas complètement; mais le pire c’est qu’elle peut s’éteindre, alors on la couvre et on tient… durement. Car on tient à la vie, durement, férocement. On ne veut pas l’extinction. On ne veut pas disparaître. Le feu et la joie ne se rallument que lorsque l’épreuve est passée.

Tout homme qui traverse l’Achéron et tout homme tôt ou tard est amené à le traverser dans une vie, et parfois plus d’une fois, n’a pas envie de dire qu’il est béatement optimiste ou pessimiste. Ce n’est pas cela.

Jacques Beaufay, feu mon professeur de philosophie dans mes premières années de fac à Namur nous disait qu’il était toujours ridicule de se dire optimiste ou pessimiste. Comment se contenter d’être pessimiste lorsque la guerre met à la torture des enfants ? Et par ailleurs, comme ce cher professeur le relatait, comment peut-on simplement être optimiste quand une petite fille que je ne connais pas me tend le pied dans la rue car elle attend de moi que je lui lace ses lacets, dans un geste d’innocence et de confiance ? Ce jour-là, disait-il, j’ai le sentiment d’avoir rencontré Dieu et il serait ridicule de dire que je suis simplement optimiste.

La joie, c’est cela, quelque chose qui se réanime de manière circonstancielle, mais qui est toujours là, et qui flamboie lorsque la vie vous réserve des surprises. Elle consiste à prendre très au sérieux le fait d’être vivant et de rendre grâce à ce fait inouï.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.

Quand la machine s’éveillera d’André Soleau

Quand la machine s’éveillera

« Quand la machine s’éveillera » d’André SOLEAU aux Éditions Nord Avril

J’aime ce texte. D’emblée, il me replonge dans le pays de mon enfance, celui de ma mère de Cambrai (Boussières-en-Cambrésis, pour être précis), au sud du village d’Ecquedecque, village du protagoniste de ce roman.  Pour le dire autrement, c’est « ach nord », comme nous le décrit l’auteur : d’immenses plaines légèrement vallonnées recouvertes de blé ou de feuilles de betterave en été et en hiver des étendues désertes dont la terre labourée se cristallise en mottes givrées, où le vent frais vous emplit d’une ambiance minérale, propice, finalement, à gagner en spiritualité. Alors que la ville de mon cœur reste Bruxelles, revenir en terre flamande-française me fait gagner en vigilance quant à la nature de ce que l’auteur nous dit

Etienne, homme s’approchant des soixante-dix ans, est un vieux râleur qui ne veut plus aucune aide, et qui n’en a cure de la démission de sa fille qui ne veut plus le soutenir et le laisse, justement, à se laisser aller. Il ne veut plus s’intégrer dans la post-modernité du vingt et unième siècle, assume pleinement d’être fracturé numériquement, n’en revient pas d’avoir perdu son job de technicien en dentisterie, l’impression trois d des prothèses dentaires ayant supplanté à faible coût sa production de sculpteur de précision, il n’en revient pas non plus d’avoir perdu sa femme, et ne veut rien entendre des générations qui lui succèdent. Mais sa fille lui offre un cadeau, de guerre lasse, plutôt que de polémiquer avec le père, elle lui laisse une « femme de compagnie » un peu étrange…

Nous sommes dans une dystopie, frôlant l’uchronie car nous ne sommes pas loin de partir du monde contemporain : en fait, nous sommes en 2034, où l’intelligence artificielle a fait un bond colossal, mais le monde que l’on décrit est encore reconnaissable. Ce qui autorise l’auteur à mettre son protagoniste qui nous ressemble dans une modernité devenue folle, où le robot se nourrit en continu de toute la mémoire googlisée de l’être humain. Et Etienne nous ressemble, oui, traînant son doute et sa dépression, fragile et en colère, dans un monde dont il a totalement perdu la mesure ou la grille d’interprétation.  La machine remplace tout, outre le fait d’avoir voler notre mémoire  par ses big data, supplée à tous nos besoins par une présence de plus en plus envahissante. Après n’avoir été qu’une prolongation de notre bras ou notre main, la machine est devenue un auxiliaire, encourageant notre oisiveté pour la laisser penser et  finalement décider à  notre place. La machine est  plus rapide, plus rationnelle et de par sa perfection met en accusation l’errance de l’homme, son gaspillage, sa folie meurtrière, l’épuisement qu’il  a fait de ses ressources et l’angoisse de sa mort qui le pousse à détruire ce qui l’entoure.

Là, cela devient abyssal. La machine ne serait que la projection infinie de notre finitude frustrée ? Le meilleur de l’homme, plutôt que d’être figuré dans ce que l’on dit de Dieu, est-il mis en technologie dans un cyborg qui a visage humain ?

Redoutable texte qui pose des questions presque insoutenables dans un décors qui ne paie pas de mine, celui des corons, des vieilles églises restaurées, modernisées mais vides, dans un paysage froid, du Nord.

A lire, de toute urgence.

Attention, André SOLEAU n’est pas n’importe qui. J’ai eu la joie de le rencontrer au festival du livre de la petite ville du Nord, Caudry, et un simple échange de livres promet peut-être, à tout le moins, une complicité d’écrivains, voire plus… Inch Allah !  André est l’ancien rédac’ chef de la Voix du Nord, excusé du peu ! Il a déjà publié six livres, reçu le prix Adan des Hauts de France pour son roman « Gain de folie » que je vais m’empresser de lire.

Jean Noel Philosophe

À propos de Jean Noël

Je suis philosophe (Louvain), j'ai 56 ans, vis à Bruxelles, suis issu d'une mère française et d'un père liègeois. J'ai créé en 1996 les Cafés philo de Belgique. En son temps, j'ai joui d'une réputation locale en lançant des espaces de parole philosophique au bénéfice exclusif des citoyens dans tout Bruxelles (Cercle de la rue Sainte, Halles Saint Gery, Cercle des voyageurs, etc. et à présent au Carpe Diem d'Etterbeek) et en animant à Paris au Café des Phares.