Sollers est mort, vive Sollers !
Lorsque Femmes est sorti, Philippe Sollers mettait fin à une longue phase de nouveau romancier, avec son épilogue le plus abstrait Paradis écrit sans aucune ponctuation, dans un continuum d’écriture laissant courir le texte dans un mouvement infini, dont la scansion, finalement, est laissée à la respiration du lecteur. Là, Femmes, c’est ponctué, avec des virgules, des points, du style direct et indirect. Et une férocité inégalée… Des points et de la ponctuation, il en sur-joue l’utilisation pour être drôle, féroce, surprenant. Sollers est l’écrivain le plus séducteur qui soit, mais il reste solaire, le sourire latent de son ironie, la gaité de son savoir donnent du bonheur à tout lecteur aguerri. Chaque œuvre est un délice pour celui qui aime la littérature. Parce que certes, les références abondent, mais les rapprochements qu’il opère dans un jeu d’écriture audacieux et souvent drôle nous font sentir à quel point être cultivé c’est être bien armé pour se donner de bonnes raisons d’exister. En cela, cet auteur est salvateur… La pointe de sa plume nous ouvre des perspectives, offre une résistance plutôt que de se laisser engluer dans ce qu’il appelait la Machine sociale, l’Œuf broyeur, le Contrôle du Marché, etc.
Car c’est cela, son crédo: il convient de se dérober à l’emprise du monde, de s’en extraire emporté par une liberté irréductible portée par un désir sur lequel on ne cède pas. D’où « Femmes », en fait, car le lieu du combat, pour Sollers, c’est cet étrange objet du désir qui focalise vers l’autre sexe, dans lequel se trouve, techniquement, tous les enjeux. Notre libertin devient un sondeur car c’est là, oui, là, très exactement, que se joue l’avenir du monde : entre un homme et une femme. Le libertinage de Philippe Sollers n’a rien de celui du Don Juan qui goûte à tous les plaisirs du monde ni d’un sur-consommateur qui maintient mordicus que les femmes sont à lui, pour lui et pour son plaisir, mais bien plutôt comme un Casanova pour qui la rencontre physique avec des femmes (plutôt que la multiplication indifférenciée des objets de plaisir) procède de l’aventurier qui va à la découverte de terres nouvelles à chaque fois irréductiblement singulières …
Et qu’en est-il donc des femmes, en 1981 ? Elles ne vont pas bien. C’est la mort, dit-il. Parce que c’est ce qu’on fait d’elles depuis toujours : des êtres qui doivent se plier à la représentation utile pour une transaction fructueuse, des êtres soumis à la perpétuation de l’espèce, des êtres voulus plutôt que voulant, et le pire, c’est que la plupart d’entre elles sont les premières à maintenir cet état de fait, à être les gardiennes du temple. D’où l’idée d’une profonde corruption qui ronge l’amour et le désir, pris en otage par le calcul et la volonté opiniâtre à se caler sur l’ordre du monde et de son contrôle…
Et aujourd’hui ? Heureusement, certaines se libèrent à l’instar de leurs illustres prédécesseurs, Beauvoir, Weil, Kristeva, etc. et d’autres s’autorisent à se désaliéner de la gangue patriarcale en osant la dénonciation de toute sorte d’abus dont elles ont été victimes. Evidemment, quand on prend la femme comme un objet de transaction, il va sans dire, dans une société bourgeoise, que celle-ci doit se taire quand elle fait l’objet de pression ou de violence sexuelle. Mais le pire vient d’ailleurs : la marchandisation des corps, la réduction de ceux-ci à des objets entreposés comme sur un étal de supermarché dans une pornographie muette, à la manière de Tinder ou de Youporn, et surtout une prostitution générale comme seul paradigme de la relation humaine. Pour ce faire: de la technologie à tous les niveaux, s’infiltrant dans nos vies privées, où le téléphone n’est plus la prothèse de la communication humaine, mais l’être humain devient la prothèse de la machine et du Système lui-même. Quarante ans avant que le phénomène ne devienne patent, Sollers le dénonçait déjà. C’est cela l’Ordre, le Système, le Marché que combat Sollers.
Car pour lui, la rencontre sexuelle est d’abord celle de deux singularités qui convoquent les cinq sens pour s’épanouir (seule activité humaine qui procède de la sorte). Freud ne dit-il d’ailleurs pas que l’acte sexuel est l’acte le plus bouleversant pour un être humain? Paradoxalement, Sollers dont on dit qu’il a connu un grand nombre de partenaires, affirme bien que rien n’est anodin dans l’acte : cela reste à chaque fois exceptionnel, voire transgressif : l’acte entre deux êtres humains est toujours-déjà désenclavé de l’enchaînement social, quand il est l’opportunité d’une rencontre entre deux singularités il fait toujours rupture. Or, ce qui a une très haute valeur suscite l’intense convoitise. Le succès du porno en est la plus plate des conséquences, ou celui des sites de rencontres rapides. C’est pourquoi Sollers invite au repli, à la dérobade, au combat retardateur pour ne pas exposer l’essentiel à savoir ce moment exceptionnel à se voir, se toucher, se goûter, se sentir et s’ouïr. Et surtout se parler, où le corps investi et s’investissant ainsi en amour, se doit de le dire dans un chant continu et infini (Sollers vénère Mozart et ses opéras), mais surtout, se doit de le dire en toute clandestinité.
Son tout dernier texte insiste : il convient d’avoir les réflexes de l’Agent secret (Mercure de France), qui fait ses coups médiatiques pour faire bouger les lignes, puis qui se planque afin de se ressourcer à l’essentiel, loin de l’Œil contrôlant et jaloux.
Philippe Sollers s’est planqué une dernière fois. Quand on sait à quels délices il s’autorise dans ses dérobades, lui qui était chrétien (et même papiste !), je n’ose imaginer quel Paradis il a atteint.

Jean Noël